Comment je suis devenu expert en autruchologie

C’est le genre de plaquette que les bouquinistes oublient au fond de leur malle. Un petit ouvrage sans doute publié à compte d’auteur, auteur le plus souvent inconnu au bataillon, et qui, un jour ou l’autre, pour des raisons que le libraire lui-même ignore, refait surface. Quelque peu empoussiéré, il est posé dans les bacs à la vue de tous. Comme s’il s’agissait d’une vengeance tardive, d’une reconnaissance posthume pour l’auteur qui rêvait peut être de destinée littéraire.

Le petit bouquin qui trouvait ainsi une nouvelle vie après plus d’un siècle de léthargie se présenta à mes yeux lors d’une foire aux vieux papiers, ces vide-greniers où tous les rêves de découverte sont permis. La plaquette de vingt centimètres de haut à la couverture bistre et à la typographie soignée portait un titre pour le moins intrigant: «Traité d’autruchologie». L’ouvrage avait été imprimé en 1914 à Saumur, chez J.-B. Robert, qui arborait l’étrange titre de « Libraire-Editeur-Militaire ».

Sous le titre, une précision d’importance : « d’après un manuscrit découvert à Strouthiopolis en l’an 3.143 avant J.-C. » Fichtre… Il ne fallait pas être expert en humour potache pour décrypter la véritable teneur de cet étrange ouvrage puisque le traité était dédié à… Onésime Belisque (voyez l’astuce), prétendument Membre de l’Institut, et Conservateur honoraire du musée d’Égyptologie du Caire. 
Autant l’avouer, je ne suis guère versé en éthologie et encore moins en autruchologie. Mais au moins pouvais-je espérer quelque bons moments de lecture. Je fis l’acquisition de l’ouvrage.
Sur une vingtaine de pages, c’est un étrange défilé de plaisanteries plus ou moins farfelues tenant tout à la fois d’Alphonse Allais, de l’almanach Vermot et du club de hydropathes. Le tout dans un style propre à l’époque où l’égyptologie avait envahi la France, laissant au passage quelques traces dans l’architecture.
On y apprend que l’autruche aurait été un volatile respecté et même parfois sacré. Certaines d’entre elles étaient élevées avec le plus grand soin. On vénérait particulièrement, paraît-il, la toute belle Radin-Nogalo, autruche gigantesque aux jambes et au bec dorés, au cou orné de sept colliers de verre aux couleurs fondamentales du prisme.

Pyramidon avait l’honneur de « chevaucher » cet animal hors norme. Il faut dire qu’elle aurait appartenu à une lignée incomparable, si l’on en juge à son pedigree : « Le soleil engendra “Coin-coin la gueule en l’air“, qui engendra « Kiki-la-belle-amie“ qui engendra “Trotte-sec“ qui engendra “Lève-la-queue“ qui engendra “Plume-au-Vent“ qui engendra “Coupe-moi-Sahara“ qui engendra “Noix-de-Coco-de l’Oasis“ qui engendra “Tête-de-pipe-XII“ qui engendra “Monte-moi-le-cou“ qui engendra « Avale-tout-cru » qui engendra à son tour “Radin Nogalo“. » Encore convient-il de préciser, comme l’indique le fameux et indispensable manuscrit de Strouthiopolis (*), que Radin Nogalo accoucha elle-même de deux beaux œufs, un bleu et un rose. La parité, déjà.

L’une des grands passions des Egyptiens était, nous dit-on, les courses d’autruches suivies par des foules grouillantes, et qui se déroulaient dans d’immenses strouthiodromes à Memphis, Thebes ou Aboukir. On y décernait des prix prestigieux comme le prix des Pyramides, le prix Tané ou le prix Smatique. Le gagnant se voyait offrir la plus belle des récompenses : une jeune esclave de Tombouctou aux yeux bleus. C’est bien sûr avec Radin Nogalo, dont les pattes étaient graissées au suif de crocodile, que Pyramidon gagna sa première course et trouva femme par la même occasion.

Le traité regorge d’autres informations nécessaires sur les mœurs de l’animal, sa nourriture (l’autruche de race apprécie les fleurs de capucine et de chrysanthème, tandis que l’autruche militaire se contente d’argile et de boîtes en fer blanc), son espérance de vie (grâce aux dents qu’elle possède, on peut estimer qu’elle vit plus de cinquante ans), et des moyens de la conduire. À ce chapitre, notons l’ingéniosité des strouthiers anciens : «À chaque œil de l’animal est fixé un obturateur relié par un tuyau à une ampoule de caoutchouc qui ferme le diaphragme quand on appuie dessus. L’autruche dans le noir n’avançant pas, il suffit de laisser l’obturateur fermé pour l’arrêter et ouvrir celui de droite pour la faire tourner à droite». Les Égyptiens avaient ainsi inventé le feu clignotant.

Ma lecture ne fut pas sans conséquence. Même si certains points du traité me paraissaient un peu discutables, voire bien peu scientifiques, il fallait bien reconnaître que certaines descriptions avaient quelque chose de convaincant. Suffisamment en tout cas pour que je révise mon jugement sur l’animal, victime depuis trop longtemps d’une vilaine réputation de couardise et pusillanimité. Depuis toujours, l’homme se moque de sa façon de plonger sa tête dans le sol. En réalité, si l’autruche fait l’autruche, c’est tout simplement qu’elle cherche sa nourriture ! Les Égyptiens ne sont malheureusement plus là pour prendre la défense de leur ovipare vénéré. Mais au moins cette saine lecture me permettra de répondre fièrement à mon restaurateur qui aurait l’outrecuidance de me proposer un steak d’autruche : «Sachez monsieur, que je ne mange pas d’animal sacré».

Gérard Goutierre

(*) de strouthos, autruche en grec
Les illustrations reproduites ici, anonymes, proviennent de la plaquette originelle.

Traité d’autruchologie. Coll: Gérard Goutierre

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2 réponses à Comment je suis devenu expert en autruchologie

  1. Steven dit :

    Renversant! J’aime bcp. S

  2. de FOS dit :

    Belle acquisition que cet opuscule réjouissant, objet d’une chronique dont je me suis régalée.

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