Hennir enfin

Les deux mains jointes, les deux majeurs sous la base du nez, les deux pouces sous le menton, le psychiatre observait son patient après un échange des plus insolites. Celui qui lui faisait face s’appelait Simon Béranger. Jeune, dans la trentaine bien entamée, il reposait sa tête dans ses mains elles mêmes érigées comme des béquilles précaires sur le bout du bureau. Le docteur finit par se lever et alla ouvrir la fenêtre afin que l’air brassât une atmosphère devenue trop lourde. « Le moment est venu de faire entrer votre épouse » lâcha-t-il avant de se diriger vers la double porte luxueusement capitonnée.

Madame Béranger prit un siège à côté de son mari qui n’avait pas quitté sa pose de penseur introverti. Il respirait fortement et faisait aller et venir sa mâchoire de droite à gauche comme s’il mastiquait la matière même d’un énervement.

Quant au psychiatre, on le sentait en quête de la bonne formulation à la façon dont il se frotta les mains sentencieusement, plia et déplia ses lunettes cherchant dans le même temps le croisement idoine pour ses jambes. Il faisait froid dans la pièce à cause du manque de charbon et de la fenêtre qu’il venait de refermer. L’année 51 qui venait de commencer était des plus fraîches. Il ouvrit un petit livre rouge, considéra longuement une page et prit son élan. « Chère Madame, votre mari souffre d’une monomanie peu fréquente, l’hippanthropie ». Au regard interrogateur de l’épouse, il traduisit en termes plus abordables: « Une fixation accompagnée de phases délirantes qui font qu’il se prend pour un cheval ».

Paradoxalement Madame Béranger éprouva à cette annonce une forme de soulagement. Pour elle en effet, que l’affection de son mari fût ainsi répertoriée par le corps médical signifiait qu’il existait sûrement une solution enregistrée dans un codex. Le docteur la laissa cependant digérer la brutalité de la nouvelle. Mais elle se remémorait ce pénible épisode de la semaine précédente où son mari avait voulu se joindre à une course hippique en sautant par-dessus l’enceinte des tribunes d’Auteuil. L’incursion avait à ce point perturbé la course qu’elle avait été annulée. Et son mari avait été placé en cellule de dégrisement par la police qui n’y avait pas vu autre chose qu’un excès de table. Et c’était évidemment sans compter des écarts moins spectaculaires comme celui ayant consisté à brouter l’étal du fleuriste ou encore lorsqu’il avait délivré une ruade du pied gauche dans la portière d’un taxi dont le chauffeur s’était mal exprimé. En outre le fait qu’il soit devenu amoureux d’une jument dans une écurie de Vincennes avait un peu dépassé ses -pourtant bien larges- capacités de tolérance.

Le docteur prit la femme à part et lui expliqua que l’absorption de barbituriques contribuerait certainement à améliorer la situation mais que compte tenu du dosage nécessaire, la vivacité de son conjoint s’en trouverait altérée. De même qu’il ne faudrait pas trop compter sur le retour de son alacrité de jeune homme mais plutôt sur une inscription dans la prostration et la mélancolie. « Cependant ajouta-t-il, comme il n’est à mon avis pas conscient de son trouble, je suggère davantage un internement dans un établissement de province. Il prendra moins de médicaments et le plein air lui fera du bien quelle que soit la forme dans laquelle il se croit ». L’épouse soupira: « Croyez-vous docteur? ». Le psychiatre insista dans cette direction: « Dans la vie normale votre mari souffre. Il souffrira moins dans un univers où la maladie mentale n’étonne et n’effraie personne ».

Quelques mois plus tard, sur les pentes douces des contreforts alpins, Simon Béranger se trouvait à prendre le frais à l’ombre tutélaire d’un pommier encore garni de quelques fruits. Il y avait l’herbe verte, la longue enceinte blanche de l’établissement et un grand morceau de ciel libre qui recouvrait le tout. Un vent léger courbait les plantes et faisait onduler les blouses des soignants vaquant à leurs occupations sanitaires. C’était un endroit calme où ne séjournaient que des fous inoffensifs et des dépressifs cultivant enfin sans qu’on les ennuie leur mélancolie naturelle.

Simon Béranger se sentait bien. Aux médecins il racontait qu’il aimait secrètement une licorne dotée de magnifiques antérieurs qu’elle tenait de sa mère polonaise. Chaque mois il balançait à chaque entretien médical une anecdote de cet acabit destinée à en laisser accroire sur son état mental. On l’écoutait avec ou sans sourire avant de le prier de regagner ou sa chambre ou le réfectoire ou la cour. Tout un monde, toute une communauté s’évertuait à authentifier sa fausse maladie et lui permettait de profiter sans frein d’une paresse pathologique. Car pour de vrai il se prenait pour un koala.

PHB

Print Friendly, PDF & Email
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Nouvelle. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à Hennir enfin

  1. Bonhert dit :

    Pendant quelques instants, je me suis laissée tenter….Voilà un texte qui risque de m’accompagner quelques jours. Merci!
    Claire-la-poule

Les commentaires sont fermés.