Jeux interdits

L’affiche capte aussitôt notre regard : “Agatha Duras Cloos” en lettres capitales et rouges ; puis, en arrière-plan, un couple : lui, de profil, tourné vers elle, tenant le visage de la jeune femme entre ses mains ; elle, les yeux fermés, dans une attitude d’abandon, de lâcher-prise, de souffrance amoureuse. Et puis, plus bas, la mer, la mer si présente dans l’œuvre de Duras, sur laquelle se détachent ces quelques mots d’une belle écriture féminine “Viens demain Viens parce que je t’aime”. Cette image nous attire comme un aimant et nous pousse à connaître l’histoire qui unit cet homme à cette femme. Agatha… un joli nom chargé de mystère. Une pièce de Marguerite Duras mise en scène par Hans Peter Cloos, l’aventure est on ne peut plus tentante. La pièce se joue actuellement à Paris, au Café de la Danse, dans le charmant petit passage Louis-Philippe du quartier de la Bastille.

“Agatha”, écrite en 1981, est une pièce tardive dans la production théâtrale alors déjà très riche de Marguerite Duras (1914-1996), venant après des œuvres phares telles que “Les Eaux et Forêts”, “Le Square”, “La Musica”, “L’Amante anglaise”, “Des journées entières dans les arbres” ou encore “India Song” et précédant d’une année seulement “Savannah Bay” qui marquera, vingt ans plus tard, l’entrée de son auteur au répertoire de la Comédie-Française. La pièce raconte les retrouvailles d’un frère et d’une sœur dans leur maison d’enfance, la Villa Agatha, dont la jeune femme porte le nom, avant le départ définitif de cette dernière. Dans un ultime dialogue, les deux jeunes gens se remémorent leur adolescence et la naissance de leur amour incestueux.

C’est donc le metteur en scène de théâtre et d’opéra allemand Hans Peter Cloos – par ailleurs également réalisateur de cinéma –, qui signe ici la mise en scène. Natif de Stuttgart, Hans Peter Cloos, après une formation à la Kammerspiele de Munich et un bref passage à New York, crée la Compagnie “le Rote Rübe”, sans doute le groupe théâtral indépendant le plus important de la République fédérale d’Allemagne des années 70. Mais, c’est en 1979, répondant à l’invitation de Peter Brook, qu’il se fait remarquer en France avec la mise en scène aux Bouffes du Nord de “L’Opéra de Quat’sous” de Bertolt Brecht et Kurt Weill pour laquelle il obtient le Prix de la Critique. Depuis, ce parisien d’adoption n’a cessé de travailler en France, tant sur les scènes publiques que privées, montant aussi bien des œuvres du théâtre allemand contemporain (Marieluise Fleisser, Ödön von Horváth, Heiner Müller, Frank Wedekind, Tankred Dorst…), que les grands classiques (Shakespeare, Molière, Ibsen, Strindberg…). Sa version rap de “Roméo et Juliette” en 1995, avec Romane Bohringer et Denis Lavant dans les rôles titres, fit grand bruit. Pour la première fois, il s’empare ici d’un texte de Duras.

Hans Peter Cloos a voulu une scénographie à la fois sobre – une grande pièce d’une villa abandonnée aux murs délabrés, mais non sans charme, comprenant quelques meubles épars et dépareillés, un lustre posé à même le sol, des objets oubliés rappelant le monde de l’enfance tels une poupée, une corde à sauter… – et sophistiquée, de par l’utilisation de la vidéo. Tout d’abord, sur le mur du fond, au-dessus du décor, sont projetées par moments et de manière répétitive, tels des leitmotivs, de courtes séances cinématographiques dans lesquelles on peut reconnaître des extraits de “Stalker” d’Andreï Tarkovski et de “La Nuit du chasseur” de Charles Laughton. La zone dangereuse et interdite, l’enfance menacée, comme autant de symboliques… Dans “L’Amant” (1984), l’auteur fera elle-même référence au film de Laughton en parlant du frère aîné : “C’est en son absence (le frère aîné) que la mère a acheté la concession. Terrible aventure, mais pour nous les enfants qui restaient, moins terrible que n’aurait été la présence de l’assassin des enfants de la nuit, de la nuit du chasseur. ” La vidéo est également utilisée par les acteurs eux-mêmes qui se filment en direct au moyen d’une petite caméra portative. Cette utilisation de l’image filmée insuffle un rythme à la pièce. Dans le premier cas, elle permet d’étirer le temps, d’habiter les silences, de les prolonger, dans l’autre, au contraire, de l’accélérer, d’amplifier la frénésie, voire la violence, de l’instant présent. Deux micros à l’avant-scène ouvrent un autre espace, celui de l’intimité, celui où les pensées interdites peuvent se murmurer, l’amour défendu se chuchoter…

“Agatha Duras Cloos”. Photo: Lot

La pièce commence avec l’arrivée d’Agatha, la petite trentaine, belle jeune femme brune à l’allure élancée. Un homme la rejoint. Un peu plus âgé semble-t-il, légèrement bedonnant, un accent étranger pointant subrepticement à travers ses paroles. Ces deux-là ne se ressemblent pas, se vouvoient et se tutoient indifféremment, comme d’anciens amants qui se retrouveraient après une longue absence et ne sauraient plus trop comment se parler. Si proches et si lointains. Rien ne laisserait à penser que ces deux-là soient frère et sœur. Et pourtant… Agatha a voulu voir une dernière fois son frère avant de le quitter à jamais, avant de partir loin avec un autre homme qu’elle dit aimer.

Alexandra Larangot – dont ce sont ici les premiers pas sur scène et certainement pas les derniers, compte tenu d’un talent bien affirmé – est une Agatha toute en sensibilité et en sensualité : lumineuse, aguicheuse, blessée, agressive, docile, joueuse… Elle semble avoir été la victime insouciante et consentante de cet amour incestueux voulu par son aîné. Florian Carove fait du frère un personnage grotesque, pitoyable, pathétique, dangereux, pervers et malsain à souhait.

Cette pièce, qui au premier abord ne pourrait être que dérangeante, alterne les scènes d’affrontement et de jeu – la poursuite de la sœur par le frère jusque dans les coulisses du plateau, la séance de rasage, véritable exutoire à la colère d’Agatha, le travestissement outrancier du frère, la scène du corset, érotique en diable…– et les purs moments de poésie durassienne. Dans ces derniers, l’écriture si particulière de leur auteur, composée de phrases qu’elle seule savait déstructurer avec tant de grâce – n’en déplaise à ses détracteurs –, le passage subtil et incessant de la première à la troisième personne du singulier pour parler de soi ou de l’autre… nous imprègne d’une douce mélancolie. L’évocation d’un moment d’abandon sur une plage, d’une première fois… Le souvenir d’un après-midi à la Villa Agatha à jouer au piano un morceau de Brahms… Et ce corps blanc et nu d’Agatha évoqué par le frère, objet de tous les désirs…

Le texte, jouant avec les non-dits et les sous-entendus, est d’une force incroyable. “On vous a mariée deux ans après. Tout a été recouvert.” dira ainsi le frère pour tenter d’effacer la faute. La pièce se terminera – si une fin à cette passion est tant soit peu possible –, sur ces derniers mots d’Agatha : “Oui. Je pars pour vous fuir et afin que vous veniez me rejoindre là même, dans la fuite de vous, alors je partirai toujours de là où vous serez. Nous n’avons pas d’autre choix que celui-là. ”

Décidément on ne se lasse pas d’entendre la petite musique de Marguerite Duras.

Isabelle Fauvel

“Agatha” de Marguerite Duras, du 7 septembre au 7 octobre 2017 au Café de la Danse. Mise en scène de Hans Peter Cloos, avec Alexandra Larangot et Florian Carove.

Texte publié aux Éditions de Minuit.

 

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2 réponses à Jeux interdits

  1. Philippe Person dit :

    je suis moins conquis qu’Isabelle (voir mon article sur Froggy’s delight)… Je trouve l’esthétique d’HPC très « vingtième siècle »… Époque où le metteur en scène avait le dessus sur l’auteur (aujourd’hui, c’est peut-être en train de se renverser) sans doute parce qu’à l’époque les metteurs en scènes étaient plus « intelligents » qu’aujourd’hui et qu’ils étaient capables d’imposer une vision de l’auteur (aujourd’hui les jeunes metteurs en scène rois se servent des textes comme prétextes et ne cherchent même plus à dialoguer avec l’auteur qu’ils prétendent adapter).
    Bref, c’est un peu vieillot (les masques, le rouge à lèvres qui barbouille les visages, Florian en tutu rose, les références pour cinéphiles, etc)… Les comédiens ne semblent pas jouer ensemble…
    En revenant de la première, j’ai relu le texte et je l’ai trouvé plus mystérieux, plus ouvert que cette version trop sombre et où l’amour entre ce frère et cette soeur paraît plus un présupposé acquis qu’une possibilité mouvante… Ici les personnages ne débordent pas d’un tel amour qu’il a pu et pourrait peut-être encore les plonger hors de l’amour commun…

  2. Sabeline Campo dit :

    Merci Isabelle pour ce bel article qui donne envie d’aller voir la pièce !

Les commentaires sont fermés.