Le paradoxe de Pavarotti

Mars 1974. Paris. Opéra Garnier. On donne « La Tosca » de Puccini. Le ténor entonne son premier grand air, « Recondita armonia ». Fin du grand air. Silence dans la salle, comme frappée de stupeur. Trois, quatre secondes passent. La salle entière retient son souffle. Puis elle se déchaine, et c’est l’ovation pour Placido Domingo. Expérience unique, que je n’oublierai jamais.

Fin des années 1970. J’habite Los Angeles, et j’ai pour voisin un des meilleurs critiques d’opéra du pays, Alan Rich. Un jour, il me conseille d’aller écouter un ténor qui va se produire à l’Ambassador Auditorium de Pasadena (banlieue de Los Angeles) : c’est un véritable phénomène, me dit-il, un ténor au tour de taille impressionnant qui tient délicatement sur scène un mouchoir blanc à la main, et qui exige un cachet aussi impressionnant que ton tour de taille. Je me souviens mal de la voix de Luciano Pavarotti ce soir là, trop obnubilée sans doute par le personnage. Et je devais toujours garder une certaine prévention à son égard à cause de… son cachet exorbitant.

Autant dire qu’à tous points de vue, Domingo est bien plus mon type de ténor, même si je reconnais le phénomène que fut Pavarotti. Alors qu’on célèbre le dixième anniversaire de sa mort (il fut emporté par un cancer à 71 ans le 6 septembre 2007), Arte a diffusé deux documentaires, dont «Luciano Pavarotti, chanteur populaire», remettant sa carrière en perspective, y compris ses zones d’ombres. Car il est temps de poser la question : qu’a-t-il vraiment apporté à l’opéra ? L’a-t-il vraiment fait descendre dans la rue ? A-t-il amené les foules à pousser les portes des temples lyriques ?

Pour le grand spécialiste Sergio Segalini, Pavarotti est bien «descendu dans la rue, mais il n’a pas fait descendre l’opéra dans la rue», même s’il fut un ténor immensément populaire, et voulait, disait-il, faire descendre l’opéra de son piédestal.

Est-ce faire descendre l’opéra de son piédestal que d’entonner dans un micro (le péché absolu pour un chanteur d’opéra!), devant 1 500 000 Newyorkais, à Madison Square Garden, en 1987, le célébrissime «Nessun dorma» du «Turandot» de Puccini, en déchaînant les foules par un contre-ut final longuement tenu, tel un athlète du gosier?

Est-ce populariser l’opéra que d’annoncer face à deux micros, devant 500 000 personnes, à Hyde Park Garden, en 1991, qu’il dédie à Lady Diana rougissante ce très bel air de la «Manon Lescaut» de Puccini «Donna non vidi mai» (Je n’ai jamais connu une femme pareille)? Combien, parmi les spectateurs, ont-ils pu se faire une idée juste de cette aria tout en nuances répercutée à tous les horizons par la sono ?

Et bien sûr vinrent «Les trois ténors», ce succès planétaire des trois grands ténors du moment, tous trois fans de foot, pour la coupe du monde, à Rome, en 1991 : Luciano Pavarotti, Placido Domingo, et José Carreras braillant dans les micros le «Nessun dorma» ou «Sole mio». Écoutons-les à nouveau, et l’on aura beaucoup de mal à croire que «les gens ont découvert l’opéra grâce à ça», comme l’affirme maestro Zubin Mehta qui dirigeait l’orchestre, le grand chef étant visiblement dépassé par les événements ce soir là.

Bref disons qu’en fait c’est Pavarotti qui est descendu de son piédestal et non l’opéra, et c’est là tout son mystère et son paradoxe. Car Segalini le dit fort bien : «Il n’avait pas besoin de tout ce cirque». Et Domingo le dit, lui aussi, fort bien, avec admiration et même une pointe d’envie, son ami Luciano possédait une voix magnifique, une longue tessiture, un timbre solaire, un don d’expressivité. Il ajoute que leur amicale rivalité, au Met, dans les années 1970, leur a beaucoup apporté à tous deux, chacun voulant faire aussi bien que l’autre.

Alors que s’est-il passé ? Le documentaire d’Arte donne quelques pistes. Les débuts du fils d’un boulanger et d’une ouvrière de Modène furent tardifs (il fut d’abord instituteur puis placier en assurances), et surtout assez laborieux. A trente ans, en 1961, il était parvenu à se produire dans «La Bohême» à Covent Garden (Londres) grâce à son amie d’enfance, la merveilleuse soprano émule de Callas Mirella Freni, puis avait participé avec elle, dans cette œuvre, à l’inauguration du nouveau Metropolitan Opera de New York en 1966, mais il n’était pas en voix et ce fut un échec. Karajan l’ayant remarqué le fit débuter à la Scala, mais les choses piétinaient, et Luciano ne se voyait pas réduit à un chanteur de seconde zone faisant les beaux soirs des opéras de province italiens.

Il s’impatiente, s’obstine à faire la navette entre l’Italie et l’Amérique, lorsque son premier big break se produit enfin au Met en février 1972. Il éblouit les Newyorkais dans le fameux air aux neuf contre-uts «Ah ! Mes amis, quel jour de fête» de l’opéra comique de Donizetti «La fille du régiment». Pavarotti déchaîne l’enthousiasme en proclamant sa félicité d’être à la fois «militaire et mari» en lançant ses neuf contre-uts avec une facilité éblouissante, et entre dans la légende en provoquant pas moins de dix-sept rappels au final. Rappelons, à propos de légende, que Juan-Diego Florez, le grand ténor péruvien, devait bisser ces neuf contre-uts en 2012 à l’Opéra Bastille, créant un précédent, car nul n’avait jamais bissé un air pendant un opéra sur cette scène.

Le voilà devenu «Big Luciano», enchaînant tournées et contrats des deux côtés de l’Atlantique, quand un second break se produit, lorsqu’il interprète sa première «Tosca» au Met en 1977 avec la merveilleuse Shirley Verrett, celle qui fut la plus grande mezzo du monde pendant deux décennies et avait décidé alors d’aborder des rôles de soprano, en l’occurrence sa première Tosca. Or il se trouve que cette production inaugurait la toute première série «Live from the Met» (En direct du Met) à la télévision, et connut un succès fabuleux à travers tout le pays.

Comme par hasard, Luciano a pris pour agent le célèbre Herbert Breslin, qui aurait déclaré pouvoir «vendre un ténor comme une savonnette». Ainsi voit-on dans le documentaire le spot publicitaire de Pavarotti pour American Express, où bien le tenorissimo déclarer en toute candeur, à propos d’un de ses rôles favoris, celui de Rigoletto : «J’adore ce rôle ! Il m’a rapporté beaucoup d’argent !». Une réplique digne de Trump…

Mais cet agent qui le vendit comme une savonnette hors de prix était aussi un connaisseur, un vrai, et devait finalement le quitter après trente-six ans de services, écœuré par l’abime commercial dans lequel le grand Pavarotti s’était plongé, avec tous ces concerts plus ou moins caritatifs donnés en compagnie de stars pop-rock.

Cette dérive est difficile à expliquer, même si on comprend que son tour de tour de taille ne jouait pas en sa faveur sur scène. Il se plantait là et ne bougeait plus, disant que les gens venaient pour entendre sa voix et non pas pour le voir interpréter un personnage. Il est vrai que, selon sa première femme, le fils prodige de Modène éprouvait pour la pasta une passion égale, sinon supérieure, à celle de l’opéra.

Par ailleurs, contrairement à son ami Domingo musicien accompli, Pavarotti savait à peine lire la musique et chantait à l’oreille, si bien que son répertoire s’est limité à une trentaine d’œuvres, alors que Domingo peut en compter près de cent trente.

Mais comme Big Pavarotti économisait beaucoup sa voix, entretenant sa célébrité au concert avec micro et au disque, il avait gardé une fraicheur de voix jusqu’au début des années 90, comme on peut l’entendre sur les CD (sans micro) ou DVD l’ayant enregistré live sur la scène de la Scala ou du Met.

Lise Bloch-Morhange

Pavarotti sur Arte. Photo d’écran: LBM

«Luciano Pavarotti, chanteur populaire», documentaire visible sur Arte Replay jusqu’au 3 octobre

«Journée Pavarotti» sur France Musique le 20 octobre, pour le lancement d’un coffret Decca

 

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2 réponses à Le paradoxe de Pavarotti

  1. Claude Debon dit :

    Chère Madame, ce déboulonnage en règle m’attriste, même s’il est argumenté. On en fera sans doute de même pour Umberto Eco, l’autre figure majeure à mes yeux de l’Italie contemporaine. Il est bon de rester les yeux ouverts, mais nos oreilles nous ont-elles trompés à ce point?

  2. PIERRE DERENNE dit :

    Ma foi, le Veau d’Or ayant déboulonné toutes les transcendances du passé, il ne me viendrait pas à l’idée de reprocher à qui que ce soit, sa réussite. Intellectuels, footballeurs, philosophes, entrepreneurs, patrons de presse, golfeurs etc… tous communient devant le bovidé doré et, s’il en est un, qui en plus chante divinement bien, tout est bien dans le meilleur des mondes. Tâchons d’être dans la bonne file (pour la communion).

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