Pont-Saint-Esprit ou l’esprit laïc

Pont Saint-Esprit, ville de quelque dix mille habitants, est située à l’extrême nord-est du Gard, au carrefour de l’Ardèche, du Vaucluse, et de la Drôme provençale, à vingt kilomètres au nord d’Orange et le double d’Avignon. En arrivant de Paris par la nationale 7 chantée par Trenet ou par l’autoroute du Soleil, il faut sortir à Bollène, et tourner sur la droite. Bientôt, on aperçoit le vieux pont moyenâgeux qui lui donne son nom (doublé d’un pont moderne sur la gauche), et les silhouettes si singulières des deux édifices religieux surplombant le Rhône et s’y reflétant de toute leur hauteur : à gauche le prieuré Saint-Pierre, sa coupole blanche et son clocher pointu, à droite l’église Saint- Saturnin au clocher encore plus haut que son voisin, avec deux niveaux percés de fenêtres en arche italianisantes.

Un vestige de rempart unit aujourd’hui les deux bâtiments, la construction du prieuré clunisien (datant de la grande époque de l’abbaye de Cluny) et de l’imposante église (achevée au quinzième siècle, inscrite monument historique en 1942) ayant été entreprise parallèlement vers 948-950. Disons que cette vue est la plus belle de Pont-Saint-Esprit, qui s’étend donc à droite du Rhône, au pied du vieux pont auquel elle doit son heure de gloire. Car le site de Saint Saturnin se trouvait situé à un point stratégique du couloir rhodanien formant un passage entre le sud et le nord de l’Europe. D’où la construction, de 1265 à 1309, soit quarante-quatre ans, d’un pont majestueux de 900 mètres en pierre (et non en bois comme à Avignon) de vingt-deux arches. Une prison fut édifiée sous l’une des arches et un hôpital au débouché du pont, tout ceci sous l’égide du prieur de Saint-Pierre, et avec le concours des grands négociants de la région, telle la famille Piolenc (nous y reviendrons), comme de tous les corps de métiers de l’agglomération réunis dans une confrérie laïque mais dédiée au Saint-Esprit.
Si bien qu’au bout de ces quarante-quatre années, Saint-Saturnin, devenue Saint-Saturnin-du Port puis Pont-Saint-Esprit, se trouvait être le plus important grenier à sel du Rhône, denrée des plus précieuses soumise à la gabelle royale.

Quand on franchit le vieux pont aujourd’hui, à la recherche de la splendeur d’antan, on est un peu refroidi par la banalité de la grande rue, et les relativement nouveaux Spiripontains que sont mon frère et ma belle-sœur m’en ont donné une explication plausible : en 2008, la chambre régionale des comptes avait alerté les autorités de l’état catastrophique des finances de la ville, les médias la proclamant même « la commune la plus endettée de France » ! Lors des élections de 2009, la population se débarrassait enfin du maire responsable de cette situation (après trente années de gestion !), et le nouvel édile a beaucoup à faire depuis pour redresser les comptes, restaurer la ville, et effacer cette douteuse place d’honneur.
On ne peut pas non plus pénétrer aujourd’hui à Pont-Saint-Esprit sans évoquer la fameuse histoire du « pain maudit » qui défraya la chronique nationale et revient régulièrement dans l’actualité, avec son aura de mystère pas tout à fait résolu. En ce beau mois d’août 1951 où l’on n’est pas encore très loin des privations de la guerre, un certain nombre d’intoxications alimentaires sévissent ici et là, mais à Pont-Saint-Esprit, elles prennent une allure alarmante : quelque deux cents habitants sont touchés par des intoxications et hallucinations variées, cinq à sept en mourront, une quarantaine seront internés. Tous ont acheté leur pain dans la boulangerie Roch Briand, et l’enquête conclura à des symptômes dus à l’ergotisme du blé. Mais régulièrement, d’autres hypothèses viennent relancer le mystère, évoquant par exemple des expériences secrètes menées à cette époque sur des populations par la CIA avec le LSD, ce qui expliquerait les hallucinations.
J’ai cherché en vain à localiser la boulangerie fatale, on m’a vaguement indiqué son emplacement, et le jeune vendeur de journaux qui vient de reprendre la « Maison de la presse » voisine n’a jamais entendu parler du « pain maudit »

Les armes des Piolenc dans une salle d’apparat

En fait, c’est rue Saint-Jacques, au cœur de la vieille ville (qui mériterait bien d’autres restaurations), que j’ai retrouvé un témoignage passionnant de la gloire passée, au
musée d’Art sacré du Gard. Grâce à ma belle-sœur spiripontaine depuis dix ans, nous avons bénéficié d’un guide de choix en la personne de Gérald Missour, à la fois maire de la commune voisine de Saint Nazaire et agent d’accueil du musée, passionné d’histoire et conteur dans la pure tradition provençale, accent chantant y compris ! Attention, nous a-t-il prévenues d’emblée, par la volonté de l’ancien conservateur Alain Girard, il s’agit d’un « Musée laïc d’Art sacré », probablement unique en France, ce dont on ne tarde pas à s’apercevoir dès qu’on pénètre dans l’édifice, ancien « hôtel particulier » des Piolenc. Il nous a tout montré, en particulier aussi bien le sarcophage égyptien qu’un dessin de Rouault représentant le Christ en croix, une Vierge romane qu’un soldat issu d’un tombeau chinois, des reliquaires provençaux qu’un masque africain, un rouleau de la Torah que le Coran, de la peinture contemporaine que des retables flamands, et des vêtements sacerdotaux qu’une… veste de scène de Johnny himself ! Que fait-elle là ? Mystère… L’art de la scène serait-il un art sacré laïc ?

Nous avons bien sûr admiré au passage la salle entière, toute de boiserie, consacrée aux magnifiques pots bleu et blanc qui ornaient les murs de la pharmacie de l’hôpital, mais le plus passionnant fut le récit de la restauration du bâtiment lui-même, contée par notre guide avec un luxe de détails. Maquettes et panneaux de l’entrée à l’appui, il nous a expliqué que nous nous trouvions dans la demeure construite au 12e siècle pour les puissants négociants Piolenc, importants contributeurs et bénéficiaires de l’édification du pont, soit une tour rectangulaire à blé (leur principale richesse) de quelque quinze mètres de haut et trois autres bâtiments plus modestes centrés autour d’une cour peu à peu « privatisée » (prise sur la voie publique). Sur une série de maquettes, on suit les transformations successives, jusqu’à devenir trois siècles plus tard, en 1450, un seul bâtiment ouvrant sur un jardin. Il faut saluer le travail entrepris par le département du Gard : acquis par ce dernier en 1988, classé en totalité monument historique en 1992, il fait alors l’objet d’une campagne de restauration de 1993 à 1995, à la suite d’une période de sondages ayant permis de localiser précisément les décors connus de la maison comme de mettre au jour les décors jusque là inconnus des deux salles d’apparat, et de retrouver la cohérence historique et architecturale du bâtiment.

Décor d’une salle d’apparat, portrait présumé de Charles VII

Dès l’entrée abritée sous une voûte blanche (comme la plupart des autres salles reconstruites), un grand panneau intitulé « Les Piolenc et la Maison des Chevaliers » permet de suivre les générations successives ayant apporté des modifications à la demeure. S’agissant d’une aussi passionnante restauration, le titre est plutôt curieux, admet notre guide, puisqu’on sait qu’il correspond à une erreur historique : on croyait jusque là que les Chevaliers de l’ordre du Temple venaient s’y reposer à leur retour de Terre Sainte, après avoir fait peindre leur écu pour signaler leur passage. Bizarre d’avoir conservé ce nom sans fondement, alors même que les remarquables travaux de restauration ont permis de reconstituer chaque étape de l’embellissement de la demeure sur trois siècles !
Il faut lever haut la tête pour découvrir la voûte peinte en coque de bateau (on pense à celle de l’église Sainte-Catherine de Honfleur d’ailleurs postérieure) s’élevant à huit mètres de hauteur de la grande salle construite au 14e siècle, après 1336, par Jean de Piolenc pour abriter la cour royale de justice de Pont-Saint-Esprit. Le roi de France en personne daigna venir siéger quelquefois, prenant le titre de « Roi associé à la ville ». Quand le roi n’était pas là, le lieu se transformait en cour de justice… ordinaire.

Il faut aussi se tordre le cou – d’autant que l’éclairage est plutôt chiche – pour apercevoir au plafond des deux salles d’apparat construites en 1450 dans un nouveau bâtiment par Guillaume III de Piolenc tous ces petits tableaux peints figurant sur des « clausoirs », ces morceaux de charpente cachant les vides séparant deux poutres. Blasons, scènes historiques, bestiaire fantastique, représentations humaines, animales ou végétales se répartissent sur l’ensemble, et notre guide nous a détaillé le véritable travail de détective effectué pour déchiffrer et dater chaque décor de poche, aussi complexe qu’une enquête de Holmes ou de Poirot !
La salle supérieure est une merveille, qui révèle aussi sur ses murs un décor géométrique en losange dans les gris-rouge-rose sûrement dû à un peintre italien de la Renaissance, selon notre guide.
Comme l’indique le panneau de l’entrée, les Piolenc vendirent vers 1765 leur demeure, qui passa de main en main jusqu’à ce que Lucette Foiret la propose en 1961 au Conseil général.
Qui décréta en 2006 la gratuité d’entrée de l’unique musée laïc d’art sacré de France.

Lise Bloch-Morhange

La salle d’apparat avec un décor de losanges aux murs

 

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2 réponses à Pont-Saint-Esprit ou l’esprit laïc

  1. Merci pour ce bel article qui donne envie de se rendre au Pont-Saint-Esprit, au plus vite.

  2. villiers Mara dit :

    Nous avons trois spectacles à défendre au Lucernaire que nous aimerions vous présenter.

    – Trahisons de Pinter (Prix Nobel de Littératre) du 24 janvier au 18 mars 2018, du mardi au samedi à 19H et le dimanche à 16h. Mise en scène par Christophe GAND.

    Il est question, dans cette pièce, d’un triangle amoureux qui met l’accent sur l’adultère. Par une chronologie inversée, elle offre un point de vue surprenant et novateur sur les questions existentielles qui construisent un couple.

    – Ensuite, nous nous occupons de la presse de l’Affaire Courteline (comédie satirique en chanson) qui se jouera au Lucernaire du 21 mars au 29 avril 2018 à 19h. C’est une création et mise en scène de Bertrand MOUNIER, avec Isabelle de Botton, Salomé Villiers (ou Raphaëlle Lemann), Pierre Hélie, Philippe Perrussel, Etienne Launay, Bertrand Mounier (ou François Nambot).

    – Pour finir, nous avons le Monte-Plats, un autre Pinter, mis en scène par Etienne LAUNAY, c’est également une création, avec Benjamin Kühn, Simon Larvaron, Bob Levasseur, Mathias Minne. (Nous vous enverrons le dossier de presse fin janvier).

    C’est une comédie loufoque teintée d’une pointe d’absurde qui met en exergue des questions existentielles sur l’incommunicabilité des êtres à travers le point de vue de deux tueurs à gages.

    Seriez-vous disponible pour assister à une représentation de Trahisons à partir du 24 janvier ? Si vous avez besoin d’informations supplémentaires, nous sommes à votre disposition. N’hésitez pas à me joindre au 06 12 06 72 62

    Très cordialement,

    Mara

    TRAHISONS

    de HAROLD PINTER

    mis en scène par Christophe Gand

    Avec : Gäelle Billaut-Danno

    François Feroleto

    Yannick Laurent

    Le spectacle se jouera du 24 Janvier au 18 Mars 2018

    Du Mardi au Samedi à 19 h 00

    Et le dimanche en matinée à 16h 00

    Voici la bande-annonce :

    https://www.youtube.com/watch?v=PGCt0R22zm4&feature=youtu.be

    Trahisons de Harold Pinter Prix Nobel de Littérature mis en scène par Christophe Gand.

    La mémoire est un des thèmes récurrents de Harold Pinter. Trahisons reprend l’équation du théâtre bourgeois – le mari, la femme, l’amant –, mais la déconstruit grâce à son artifice narratif pour révéler l’essence, la profondeur et les méandres de ce lien.

    « Au lieu d’une incapacité quelconque à communiquer, il y a en chacun de nous un mouvement intérieur qui cherche délibérément à esquiver la communication»

    Harold Pinter

    Nous vous attendons très prochainement au Théâtre Lucernaire pour (re)découvrir cette adaptation de Harold Pinter et nous donner le jour de votre choix.

    Très cordialement,

    Attachée de presse – Mara Villiers: 06 12 06 72 62

    Assistée de Ophélie Chauvin: 06 45 10 55 20

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