Pas besoin d’être Charlie pour lire «Le lambeau»

Avant même de l’avoir acheté ou lu, «Le lambeau» de Philippe Lançon suscite déjà des réactions assez tranchées. Même le libraire secoue la tête en disant que non, non, non, il ne veut pas lire «ça». Trop horrible. Insoutenable. D’autres intrigués par les critiques élogieuses et quasi unanimes cèdent à la curiosité. Comment peut-on écrire sur «ça» et convaincre le petit monde parisien de la littérature que «ça» peut se transformer en grand travail d’écriture ?

«Ça», c’est l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo. L’auteur du livre, Philippe Lançon, figure parmi les rescapés. Et rescapé, il l’est au moins deux fois : rescapé de l’attentat dont il sort grièvement blessé ; rescapé aussi d’une interminable série d’interventions chirurgicales, de greffes ratées, de cicatrices qui ne cicatrisent pas et de douloureuses séances de rééducation.

Sans «ça» le livre n’aurait pu exister. Mais la puissance réelle de ce livre est ailleurs : Philippe Lançon qui se dit lui-même animé depuis toujours d’un inépuisable esprit de sérieux, fait de ce qui doit pouvoir être dans une vie ordinaire d’un ennui pesant, un microscope éblouissant du monde hospitalier dans lequel il a passé les 9 mois qui ont suivi l’attentat. Deux mois à la Pitié-Salpétrière, sept aux Invalides. Le livre s’achève alors que, convalescent chez sa compagne à New York, il apprend que Paris est livré aux attentats de novembre. Entre le 6 janvier, dernier jour de la vie ordinaire de l’auteur et le 13 novembre, 500 pages tracent au scalpel un parcours saisissant où le blessé se concentre au moins autant que le corps médical sur chaque étape de sa reconstruction.

Alors oui, il y a une cinquantaine de pages sur l’attentat. Le récit en a été fait par de multiples voix. Celle-ci est glaçante parce que, à hauteur du sol, avec un seul œil ouvert, la certitude de devoir faire le mort envahit Lançon qui regarde déambuler des jambes vêtues d’un pantalon noir sans quitter des yeux la cervelle qui s’échappe du crâne de Bernard Maris. Ces jambes qui bougent et cette cervelle fuyante sont les deux images qui obsèderont Philippe Lançon pendant de longs mois. Il y revient souvent, sans s’appesantir, elles sont à la fois fugaces et profondes. Elles disent tant de l’horreur qu’elles deviennent une réalité récurrente pour le lecteur.

Et ensuite, oui, il faut accepter les décisions médicales prises par d’autres, l’ambiguïté de la présence policière permanente, la cohabitation avec des patients inconnus, les allées et venues d’un bâtiment à l’autre et d’un service à l’autre, le tournis des personnels soignants, les nuits sans fin de douleur et d’insomnie, les pansements qui suintent, les veines qui se refusent. Et la famille, les amis, les curieux, les officiels – la visite de François Hollande est un des rares moments de drôlerie –, s’intègrent avec plus ou moins d’aisance dans ce tourbillon de souffrance.

Pourtant, «Le lambeau» est loin d’être la pesante complainte – que l’on pourrait admettre – sur «moi et mes malheurs». Un peu comme en reportage, sans se départir donc de l’esprit de sérieux qu’il revendique, Philippe Lançon s’auto-dissèque autant qu’il farfouille dans les entrailles de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris dont les personnels ressortent dans une impression de compétence et de dévouement mélangée d’une certaine rudesse alors que l’on perçoit tout autant les faiblesses matérielles et organisationnelles. «Le lambeau» est donc aussi une immersion dans notre système de santé et notre service public parfois inhumain. Et c’est largement parce qu’il est journaliste et qu’il est une victime d’attentat qu’il peut aussi avoir accès à des raccourcis administratifs compensant les dysfonctionnements. Comme lorsque, au bout de 3 mois, la caisse d’assurance-maladie lui demande de prouver que son arrêt de maladie doit effectivement être renouvelé, une intervention «à bon niveau» met rapidement un terme à ce zèle automatisé.

Au-delà de la présence et du soutien inépuisables de sa famille et de quelques amis chers, où Lançon trouve-t-il son énergie ? En lisant Proust, Kafka et en écoutant Bach : l’esprit de sérieux toujours. En déposant toute sa confiance dans les mains de la chirurgienne qu’il appelle Chloé. Et en veillant à sa désormais double personnalité de journaliste et de blessé. L’un observe et analyse et l’autre subit et s’épuise. Même l’administration lui prêtera main forte pour accroître la distance. Alors que son frère procède aux démarches d’enregistrement à l’hôpital des Invalides, on lui indique que ça doit se faire sous un pseudonyme. Interloqué, le frère improvise un monsieur « Tarbes » en référence à la ville de leurs grands-parents. Le dialogue entre Philippe Lançon et Monsieur « Tarbes » autour du tombeau de Napoléon et des buis taillés en pointe permet au premier de signer un récit d’une force rare, malgré quelques longueurs.

Marie.J

« Le lambeau », Philippe Lançon. Editions Gallimard. 510 pages

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Une réponse à Pas besoin d’être Charlie pour lire «Le lambeau»

  1. de FOS dit :

    Je n’ai pas lâché le livre du début jusqu’à la fin malgré un obscur sentiment d’overdose d’ego et de voyeurisme que le talent narratif de l’auteur n’a pu m’épargner.

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