La machine

Ce qui l’avait d’abord frappé c’était le petit dôme rouge. De loin on aurait dit un élément de plomberie mais de près, cela ressemblait davantage à une sorte de temple asiatique avec une fenêtre éclairée à son faîte. Vincent tournait autour de la machine avec une circonspection mêlée d’une curiosité irrépressible. À distance, comptant le contenu de sa caisse, le vendeur restait impassible. On n’aurait su dire quelle sorte de magasin était-ce. Et Vincent en avait franchi l’huis, encouragé par une main invisible.

À n’en pas douter, en dehors du détail sommital,  il s’agissait d’une machine. Elle avait deux yeux et même un regard éclairé de l’intérieur par des reflets inédits. De son nez partait un siphon relié par un tuyau. L’étrange parallélépipède était jugé sur un tabouret haut. À lui seul il personnifiait le mystère. L’objet avait bien dû servir à quelque chose dans une vie antérieure mais son utilité s’était perdue. Calé entre une cafetière et un carillon Westminster, l’engin arborait un anonymat distant. Il évoquait vaguement un matériel de laboratoire, quelque chose entre le stérilisateur et le manipulateur à substance radioactive. Mais évoquer n’est pas avouer et goguenard, l’ensemble restait hermétique aux spéculations dénominatives.

La rumeur du dehors ne troublait pas le silence de la boutique. Seule la palpation méthodique des billets de banque que de ses mains grasses le vendeur empilait avec soin, seul ce froissement méticuleux produisait une rumeur des plus feutrées, vibrant d’une motivation exclusivement comptable. Vincent se sentait proche de l’abdication et afin de se dégourdir les méninges, il se tourna vers un aspirateur, un de ceux qu’avait possédé sa grand-mère. L’appareil se présentait en revanche dans sa simplicité domestique avec une loyauté évidente qui ne cherchait ni à se faire passer pour une vessie et encore moins pour une lanterne. À le regarder ainsi, Vincent y goûta un répit.

Mais la chose sur sa droite, avec cette luminescence particulière qui semblait venir de nulle part, ses secrets confinés au sein de ses parois de verre, le rappela vers elle. Plutôt que demander à l’homme derrière sa caisse de quoi il s’agissait, il lui demanda benoîtement combien il en voulait. Lequel lui répondit qu’il en réclamait pas moins de cinquante dollars et afin de couper court à toute possibilité de négociation, il précisa même qu’en-dessous de cette somme, il y perdrait. Tandis que dehors le temps virait à l’orage. Sous sa coupole le ciel ajustait sa colère et on entendit parmi les premiers grondements, une sirène de bateau. Sans doute le ferry de 18 heures qui entrait au port.

Sans savoir pourquoi, Vincent refoula la question évidente qui depuis son larynx s’était pourtant mise en ordre de marche. Au lieu de quoi il demanda si l’appareil pouvait être emballé. C’était bien le moins que pouvait réclamer un client et après avoir encaissé les cinquante dollars, le gérant enveloppa l’ensemble de papier kraft, assurant la fermeture du tout avec du ruban adhésif. Il paracheva le paquet avec une grosse ficelle, la nouant de telle façon qu’elle offrait sur son dessus une sorte de poignée commode.

Plus tard Vincent rejoignit sa maison. C’était une bâtisse en bois que l’on pouvait dire traditionnelle avec sa terrasse couverte depuis laquelle il aimait regarder la baie et plus encore les jonques qui se mêlaient aux navires plus modernes. Il s’était assis sur son large fauteuil en osier. Il avait disposé ses pieds sur un petit tabouret qui lui permettait de reposer ses jambes. Sur sa gauche, un guéridon fait de pin maritime supportait une carafe remplie d’eau fraîche et d’une branche de menthe. Vincent avait décidé de laisser les derniers mois de sa vie filer doucement depuis cet endroit en surplomb. À cette différence que désormais il n’était plus seul. La machine qui avait perdu sa destination d’origine se tenait à ses côtés. Sa lumière intérieure variait avec les nuances équinoxiales propres à la réputation du lieu. Et il aimait lui parler. Il lui disait souvent, « n’est-ce pas qu’on est bien là. J’ai bien fait de t’emmener ». Et avec bienveillance, la machine n’opposait à ses remarques affectueuses que des échos silencieux.

 

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2 réponses à La machine

  1. Nous sommes un peu chez Graham Greene, sauf qu’il se focalisait sur les gens plutôt que sur les objets, même mystérieux…

  2. A chacun son embarquement pour Cythère.
    Objets inanimés avez-vous donc une âme.

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