Huguenots par ci, Rigoletto par là, sans oublier Aïda

J’ai décidé de faire une expérience en allant voir l’événement de la rentrée lyrique non pas dans la très moderne salle de l’opéra Bastille, mais assise dans un confortable fauteuil rouge du cinéma Normandie, sur les Champs-Elysées, lors de la première retransmission en direct de la saison, celle des « Huguenots » le 4 octobre (voir mon article du 13 septembre dernier). Je me disais que ce modèle du « grand opéra à la française », fixé par Giacomo Meyerbeer sous la monarchie de Juillet (1830), serait assez spectaculaire pour supporter l’écran géant (assez semblable à la scène de Bastille), et ne voulait pas rater cette résurrection voulue par Stéphane Lissner, patron de « la Grande Boutique » (dixit Verdi à l’époque, encore plus vrai aujourd’hui), l’œuvre n’ayant plus été donnée depuis 1936.

A dix-huit heures l’écran s’anime par quelques plans sur les balcons noir et blanc de Bastille suspendus dans le vide et l’arrivée dans la fosse du maestro italien Michele Mariotti (pourquoi un Italien et pas un Français ?), puis photos et noms des principaux interprètes et inscription blanc sur noir d’un texte célébrant « la vraie foi » qui doit « anéantir et brûler » tout ce qui s’oppose à elle, texte extrait du journal d’un soldat inconnu daté du 23 mai 2063. Toujours cette obsession mal venue de moderniser, voire d’intemporaliser l’opéra, qui n’en a pas besoin…
Le rideau se lève sur un vaste décor ultra blanc sur toute la longueur de la scène, croisillons de bois blanc au plafond et escaliers blancs de deux étages, la foule des seigneurs en costume d’époque surmonté d’une fraise montant et descendant les escaliers en brandissant des coupes de champagne sous une lumière crue. C’est donc ainsi que le metteur en scène allemand Andreas Kriegenburg (un wagnérien) nous donne à voir le palais du comte de Nevers, catholique libertin, projeté de 1572 en 2063.
Difficile de comprendre pourquoi ces messieurs passent leur temps à monter et descendre les escaliers, mais voilà qu’arrive le huguenot Raoul de Nangis qu’ils projettent de convertir, et qui ne tarde pas à entonner une romance enflammée à la mémoire de la belle inconnue, « un ange, une vierge divine », croisée il y a peu sous les remparts d’Amboise. Applaudissements pour ce premier air élégiaque du ténor coréen Yosep Kang, ayant remplacé au pied levé son confrère américain Bryan Hymel, très attendu dans le rôle. Malheureusement, sa voix manquera de vaillance lors des quatre actes suivants.

Arrive alors le page Urbain, sous les traits de notre mezzo nationale Karine Deshayes, et son brillant air d’entrée « Nobles seigneurs, salut ! » (pratiquement le seul de l’ouvrage encore repris de nos jours) soulève à juste titre l’enthousiasme des spectateurs de la Grande Boutique. Puis le page remet à Raoul de Nangis une missive de la reine Marguerite de Valois, rendant tous ces messieurs fort jaloux et fort intrigués, Raoul le premier d’ailleurs, convoqué pour un mystérieux rendez-vous.
Le second acte, se déroulant à la cour de la reine dans les jardins du château de Chenonceau, abandonne heureusement cette mise en scène frontale du premier acte où les personnages sont alignés tout du long, et nous voilà dans un décor abstrait de roseaux blancs, autour d’un bassin, sous une douce lumière, les dames de la cour habillées de tendre mousseline rose beige, sur laquelle tranche le rouge éclatant de la robe bustier de la reine. Celle ci entonne son grand air, « O beau pays de la Touraine, Riants jardins, verte fontaine », dont les périlleuses vocalises déchainent l’enthousiasme, à Bastille comme au Normandie.
Triomphe donc, pour la jeune Lisette Oropesa (ci-contre), soprano colorature née à la Nouvelle Orléans, remplaçant la star Diana Damrau ayant déclaré forfait, même si mes préférences vont à la merveilleuse soprano dramatique, l’albanaise Ermolena Jaho très connue à Bastille pour sa Traviata (qu’elle reprendra en décembre), interprète du rôle de Valentine, personnage clé qui fait bientôt son apparition. Pour réconcilier huguenots et catholiques, la reine Marguerite offre à Raoul la main de Valentine, fille de l’ultra catho comte de Saint-Bris. Mais Raoul, la croyant compromise et promise au comte de Nevers, la repousse avec horreur.

Ainsi comprend-t-on peu à peu que les amours de Valentine et Raoul sont le fil rouge de l’intrigue, sur fond de rivalités entre catholiques et protestants, l’opéra s’achevant par le massacre de la Saint-Barthélémy. Entre temps le peuple de Paris fera son entrée à l’acte III, les catholiques projetteront d’assassiner Raoul, Valentine se compromettra pour le sauver, « trahissant et [son] honneur et son père », les gros plans offrant à Ermolena Jaho au beau visage grave l’occasion de prouver ses qualités de tragédienne, même si sa voix est un peu à la peine, et l’acte s’achèvera par son mariage forcé avec Nevers. A onze heures du soir, soit cinq heures après le début de la projection, entractes compris, nous aurons assisté au dernier acte incluant « la bénédiction des poignards » des catholiques, et le meurtre de Raoul et Valentine, tuée par son père dans la confusion du massacre. Applaudissements nourris à Bastille comme au Normandie. Pour ma part, j’ai noté la faiblesse du livret de Scribe et Deschamps, souvent bien niais, et l’inadéquation de la musique de Meyerbeer au livret.

Hasard du calendrier, j’avais assisté la veille, au Théâtre des Champs-Elysées, au premier « Opéra en version de concert » de la saison, car comment ne pas se précipiter devant une telle affiche : le merveilleux baryton anglais, Sir Simon Keenlyside, dans le rôle titre du « Rigoletto » de Verdi ? Évidemment la soirée offrait tout ce que n’offrirait pas la séance du lendemain : une concentration parfaite sur la musique et les voix, une intrigue très lisible grâce à une « mise en espace » (signée Bertrand Couderc) faisant se déplacer sur scène les chanteuses en robe du soir et les chanteurs en costume moderne sombre à l’avant ou à l’arrière de l’orchestre installé sur scène, le chœur des courtisans étant placé tout au fond (magnifique Philharmonia Chor Wien).
Qui ne connaît pas les deux airs donjuanesques du duc de Mantoue, parmi les plus brillants du répertoire, « Questa o quella » au début, puis « La donn’e mobile » (Comme la plume au vent) au troisième acte, favoris de Caruso ou Pavarotti ? Le jeune ténor roumain Saimir Pirgu (bientôt dans « La Traviata » au TCE) manque un poil de mordant, au contraire de l’interprète de Gilda, la fille de Rigoletto, la soprano russe Ekaterina Siurina, mais de toute façon je n’ai d’yeux et d’oreille que pour Keenlyside, au timbre toujours magnifique à cinquante-neuf ans.

Dès qu’il arpente la scène, il est le personnage, en chanteur acteur comme il y a peu. Pas besoin de la bosse du bouffon, il lui suffit de claudiquer légèrement, de se voûter à peine, nous ne voyons que lui, frappés comme lui par la malédiction du comte de Monterone, dont il s’est méchamment moqué. Et nous éprouverons avec lui ses folles craintes et son amour passionné (trop passionné ?) pour sa fille Gilda, jusqu’à sa grande scène et son grand air « Cortegiani, vil razza dannata » (Courtisans, vile race damnée), où il passe de l’invective à la supplication, salué par une ovation soulevant le théâtre tout entier. Car sa voix, son visage, ses gestes, nous révèlent l’humanité de ce méchant personnage, bouffon haineux qui n’est amour que pour sa fille, jusqu’au dernier moment, lorsqu’il la tiendra, mourante, dans ses bras, lui murmurant un « Non morir… non lasciar mi » que nous ne pourrons pas oublier.

Retour à Verdi samedi dernier 6 octobre pour la première production de la série
« The Metropolitan Opera Live » (voir mon article du 13 septembre ) avec « Aïda », composée par le maitre de Bussato vingt ans plus tard. « Aïda » est un opéra chéri du public, et pas seulement pour les fameuses trompettes saluant le retour du jeune guerrier égyptien Radamès, vainqueur des Éthiopiens. Et pourtant est-ce bien un « un opéra à grand spectacle » comme nous l’a présenté le Met dans cette ancienne production, avec déluge de costumes bling bling à pampilles très Astérix, le décor demeurant curieusement sobre mais gigantesque? Certes la fameuse scène des trompettes peut s’accompagner d’un certain décorum, ainsi que l’invocation à « l’immense Ptah » destinée à asseoir le pouvoir des religieux (retour aux « Huguenots » !) mais très vite, l’action se concentre sur trois personnages, Radamès étant convoité à la fois par la redoutable Amnéris, la fille des Pharaons, et par Aïda, son esclave éthiopienne, dont le guerrier est secrètement amoureux. L’événement étant que la Netrebko (ci-dessus) faisait ses débuts au Met dans le rôle titre.

Le très difficile air d’entrée de Radamès « Celeste Aïda » nous montrera d’emblée que le ténor letton Aleksandrs Antonenko n’est pas à la hauteur (contrairement aux excellentes autres voix masculines et à la superbe mezzo Anita Rachvelishvili dans le rôle d’Amneris), mais peu importe : bientôt viendra la seule et unique Anna Netrebko (ci-contre) alias Aïda dans l’air sublime « Numi pieta », et la caméra nous laissera éblouie et par son chant et par la beauté de son visage et par la noblesse de sa gestuelle, jusqu’à sa mort d’emmurée vivante avec Radamès par la volonté des prêtres (Verdi aimant bouffer du curé). Et bien sûr la mélodie est splendide, et va de splendeur en splendeur, contrairement aux « Huguenots ».

Lors d’un entracte, Roberto Alagna, qui chante en alternance in loco « Samson et Dalila » de Saint-Saëns, rappellera que l’on vient d’apprendre le jour même la mort de la soprano espagnole Montserrat Caballé, aux légendaires aigus filés.

Lise Bloch-Morhange

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6 réponses à Huguenots par ci, Rigoletto par là, sans oublier Aïda

  1. marie-hélène Fauveau dit :

    bonjour Lise
    je ne comprends pas très bien ton article (j’avais lu en son temps le premier : cinéma et spectacle vivant…)A propos de la retransmission du Met tu parles d’une intervention de Roberto Alagna…

    Amatrice de Théâtre -tu le sais depuis longtemps !-je me pose aussi des questions sur « les retransmissions » des spectacles de la Comédie Française…

    Marie-Hélène Fauveau

    • Bonjour Marie-Hélène,
      effectivement j’ai publié le 13 septembre dernier un article sur les principales retransmissions en direct de l’opéra à venir (pas du spectacle vivant.)
      Car il s’agit d’un phénomène qui prend une grande ampleur.
      J’avais expliqué dans cet article que durant les entractes, on a droit à diverses interviews. C’est ainsi que Roberto Alagna, qui se produit en alternance au Met, a été interviewé lors d’un entracte d’Aïda pendant lequel il a évoqué la mort de Montserrat Caballé, qui touche tous les passionnés d’opéra.
      Quant aux retransmissions en direct de la Comédie Française surfant sur le
      succès des retransmissions live d’opéra, il y en aura 3 cette année, plus trois retransmissions anciennes. Le site de la Comédie Française donne tous les détails.
      Merci de ton commentaire.
      Lise BM

  2. Bonhert dit :

    Diable! quelle est longue Madame Bloch Lainé, à lire, à comprendre, à exprimer simplement les choses….Chaque fois, j’hésite à ouvrir ses chroniques, dithyrambiques, amoureuse des grands, chefs, chanteurs, musiciens: pas beaucoup de modestie dans tout cela, elle ne fait que livrer son épiderme sans aucun recul sur ce qu’elle écrit. Quel dommage.

  3. philippe person dit :

    J’ai quelquefois taquiné Lise, mais il faut la féliciter de son envie de donner envie aux non mélomanes pratiquants de se rendre au concert, à l’opéra et même au cinéma pour voir des opéras et des concerts…
    Je ne sais pas si c’est elle qui m’a fait franchir le pas – elle y a indéniablement eu son rôle – mais j’ai accepté quelques propositions musicales, ces derniers temps… Et je ne le regrette pas… J’ai redécouvert la salle Favart pour une version en français de « La Bohème »… Je suis allé voir l’Orchestre national de Lyon à Chalon-sur-Saône… j’y ai découvert un jeune artiste extraordinaire : le violoniste Augustin Hapelich enchantant la salle et l’orchestre même avec ses solos dans un Concerto de Tchaïkovski…
    Et puis, désormais, je vais régulièrement voir les programmes musicaux de l’Athénée… En ce moment, cher Lise, il y un programme magnifique Henry Purcell. J’ai vu et chroniqué un « King Arthur » mémorable… et je vais cette semaine voir un autre programme Purcell, « Queen Mary ». Je vous encourage tous à y aller. la troupe batave est merveilleuse.. Peut-être, nous y verrons nous, chère Lise ! Et merci encore d’avoir été parmi ces « généreux passeurs » qui m’ont permis d’avoir fait un grand pas vers la musique…
    Ne critiquons pas Lise… Allons tous voir les spectacles qu’elle sait si bien faire aimer !

  4. Mille mercis, cher Philippe,

    pour votre généreux commentaire, car c’est exactement ce que j’essaie de faire, comme vous l’avez si bien compris: transmettre une passion!
    Et merci de nous encourager à aller voir ces Bataves baroques actuellement à l’Athénée qui semblent formidables!
    A bientôt à l’opéra ou au concert!

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