Amos Oz, la douleur et l’audace

On vient d’apprendre le 28 décembre dernier la disparition, à 79 ans, des suites d’un cancer, du grand écrivain israélien Amos Oz. Mais il ne faudrait pas que son inlassable croisade en faveur de la paix éclipse son talent d’écrivain, qui est immense. Parmi une quinzaine de romans et quelques douze recueils de nouvelles et d’essais, il reste à tout jamais l’auteur de « Une histoire d’amour et de ténèbres », considéré comme son chef d’œuvre, publié en 2002 (2004 en France), qui lui valut une réputation mondiale.

Cette histoire d’amour et de ténèbres est tout simplement la sienne, parfaitement emblématique d’un intellectuel israélien de son temps : celle d’Amos Klausner, né le 4 mai 1939, enfant unique d’un père né en Russie, bibliothécaire amoureux fou des livres, et d’une mère née en Pologne, diplômée de l’université de Prague. Sa mère qui éprouvera beaucoup de mal à s’intégrer dans cette Jérusalem austère, ce quartier misérable de Kerem Avraham manquant de tout, lors des dernières années du mandat britannique sur la Palestine. Elle communiquera à son fils unique la nostalgie de cette Europe lointaine et de sa culture. Pour le petit garçon, « Le mondentier (sic) était lointain, séduisant, merveilleux, mais très dangereux et hostile. »
Le petit Klausner aura douze ans lors du suicide de sa mère, impuissante à surmonter la nostalgie et la dépression (la Fania du livre ayant, comme sa mère, laissé ses rêves dans la Pologne de son enfance natale), et l’on peut considérer ce suicide comme l’acte fondateur de sa vie, en tout cas un de ses jalons essentiels. Et il l’est sans aucun doute de son œuvre, que ce soit dans cette autobiographie romancée ou déjà dans « Mon Michaël » (publié dès 1968, en 2005 chez Gallimard), par exemple, avec ce personnage de Hannah si proche de celui de Fania.

Comme tout grand romancier, Amos Oz sait magnifiquement mêler l’histoire intime, sensuelle et dérisoire de ses personnages à celle de la Jérusalem mandataire ou du tout nouvel état d’Israël fondé en 1948. Mais il lui faudra parcourir un assez long détour avant d’en arriver là.
Après le suicide de sa mère, il se révoltera contre les livres symbolisés par la figure du père, et rejoindra en 1954 le kibboutz Houlda, au nord du pays. Là il troquera son patronyme Klausner pour celui de Oz, signifiant « force, courage » en hébreu, rejoignant ces pionniers idéalisés de son enfance : « J’espérais devenir un tractoriste hâlé, robuste, un pionnier-socialiste sans états d’âme, débarrassé une fois pour toutes des bibliothèques, de l’érudition et de l’apparat critique. » («Une histoire d’amour et de ténèbres »).

Mais les mots rattraperont quelque dix ans plus tard le petit enfant unique qui trompait l’ennui dans les cafés, auprès de ses parents, en observant la faune locale. Après avoir fait son service militaire, travaillé dans divers secteurs agricoles du kibboutz, obtenu ses diplômes en philosophie et littérature à l’université hébraïque de Jérusalem puis enseigné ces matières au lycée du kibboutz, il publie en 1965 son premier recueil de nouvelles, « Les Terres du chacal ». Puis notamment « Ailleurs peut-être », et « « La boîte noire », prix Fémina étranger en 1988.
Enchaînant romans, articles, et essais, il se fait connaître en France dès ses débuts littéraires comme « le Camus israélien ». Mais lui se situe à juste titre dans une veine tragi-comique, et plus tard, dans « Une histoire d’amour et de ténèbres », vaste fresque familiale foisonnante, il n’hésitera pas à interpeller « le mauvais lecteur » et à se moquer de tous ces « lecteurs voyeurs » qui veulent tant savoir « ce qui s’est réellement passé ».
Et il donnera ce conseil : « On se trompe si l’on cherche le cœur de l’histoire dans l’interstice entre la création et son auteur : il vaut mieux le rechercher non pas dans l’écart entre l’écrit et l’écrivain, mais entre l’écrit et le lecteur. » Le minuscule et immense lettré grand-oncle Yosef était-il à la fois aussi brillant et  rasoir que le décrit son petit neveu ? Sa femme, la grand-tante Tsippora, traitait-elle vraiment son mari comme son vieux bébé adoré ? Le père d’Amos était-il vraiment aussi docte, sévère mais juste et tellement ennuyeux ? Au lecteur d’en décider.
Mais il est certain que ses innombrables évocations, ponctuée de longues énumérations, ont tout de l’Europe centrale, qui lui est infusée, souvenir après souvenir, mot après mot, par sa mère et ses tantes. Et que sa façon de multiplier les personnages afin d’adopter tous les points de vue est beaucoup plus tchékovienne que camusienne.

Dans son dernier roman, « Judas » (2014, 2016 chez Gallimard), Amos Oz met en scène trois personnages réunis dans une maison aux confins de Jérusalem, fin 1959 : Shmuel, le jeune étudiant asocial, pataud, malheureux en amour, est engagé par la mystérieuse Atalia pour tenir compagnie chaque jour, de 17 à 23 heures, à Gershom Wald, vieillard difforme et tonitruant, vieil intellectuel passionné par l’histoire du pays. Quels sont les liens entre le vieillard et la jeune veuve de quarante ans, dont Shmuel ne tarde pas à s’amouracher ? Silence et mystère, lentement éclairci.
Cependant, alors même qu’il vient d’abandonner (momentanément ?) son mémoire de maîtrise intitulé « Jésus dans la tradition juive », Shmuel continue à être fasciné par ce Judas Iscariote qui donne son nom au livre, et fait l’objet de joutes verbales entre les deux hommes : la question arabe et le sionisme sont audacieusement remis en cause de fond en comble, si bien que les intellectuels israéliens ont vu dans ce livre un symbole de la position de l’écrivain dans son pays.

Parallèlement à son œuvre, Amos Oz a mené une lutte incessante en faveur de la paix, qu’il voulait bien distincte de ses écrits.
Mais peut-on vraiment scinder sa vie en deux ?
Après avoir servi comme réserviste dans une unité de chars lors de la guerre des Six-Jours en 1967, puis sur le front du Golan durant la guerre de Kippour en 1973, il est un des premiers intellectuels de son pays à proposer, dès le lendemain de la guerre des Six Jours, la création d’un État palestinien aux côtés de l’État d’Israël. Puis l’un des fondateurs, en 1978, du mouvement israélien La Paix maintenant, qui eut un grand retentissement et poursuit toujours ses efforts.
Deux jours après sa mort, la chaîne de télévision publique israélienne a diffusé une longue interview avec cette grande figure de la gauche israélienne qui disait notamment : “Je me tiens à une intersection, plein de suffisance, et je m’attends à ce que les lumières changent quand je frappe dans mes mains. Beaucoup de gens se moquent de moi, et ils ont manifestement raison.”
Non seulement la droite israélienne actuelle se moquait de lui, mais le considérait, comme tous ceux de la gauche, comme un « traître » à son pays. D’où son dernier roman « Judas »… Mais il savait que ses livres lui survivraient.

Lise Bloch-Morhange

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4 réponses à Amos Oz, la douleur et l’audace

  1. Blampain Benoît dit :

    Je prends le train, hier, avec un ami cher. J’aime toujours emporter par devers moi un bouquin pour lire un peu. Mon ami me fait remarquer cette habitude. J’ai les yeux attirés par la couverture d’un livre que notre voisine de voyage a sorti de son sac. Subtilement écorné, le livre se tord dans les mains de la lectrice. Le JUDAS d’Amos Oz passionne visiblement tant est concentrée cette femme assise bien droite.
    Ce matin, je reçois cet article, abonné que je suis à Les Soirées de Paris. Quelle merveilleuse coïncidence… Amos Oz en titre, la couverture du JUDAS en photo… Voici un petit fait divers qui procure beaucoup de joie, simplement.

  2. Paul Dulieu dit :

    Merci aux Soirées de Paris de nous mettre toujours en appétit pour de nouvelles lectures et pour connaître des auteurs que nous ignorions. Le nom de Oz ne m’était pas inconnu, mais grâce à vous je vais passer à la librairie.

  3. Marie-Hélène Fauveau dit :

    j’ai lu Amos Oz
    mais ni Une histoire d’amour…ni Judas alors merci de ce rappel

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