Les motifs les plus nobles

Lorsque August Strindberg entrait à l’église ce n’était pas toujours pour prier. Sa forte personnalité exigeait une motivation à la mesure de sa densité intellectuelle. Pas question pour lui d’y entrer par oisiveté, l’esprit en repos total comme un touriste. Quand l’écrivain suédois (1849-1912) pénétrait à Saint-Sulpice (6e arrondissement) ce n’était pas pour tuer le temps ou se mettre provisoirement à l’abri d’une averse. Celui qui était aussi dramaturge, peintre, « père du théâtre moderne » venait là pour se « fortifier à la contemplation de la lutte de Jacob avec l’Ange d’Eugène Delacroix ».

Et en sortant, les accus rechargés à bloc, il gardait le « souvenir du lutteur qui se tient debout en dépit de sa hanche démise ». Vu qu’il aimait Paris « l’époque la plus fructueuse de sa vie », étant donné qu’il habitait le 6e arrondissement, en novembre 2017 la maire de Paris accompagnée de l’ambassadeur de Suède lui a érigé une statue au pied de l’église. Et c’est sous son buste que l’on peut lire la citation dans toute sa force néo-gothique. 

Quelle leçon August Strindberg ne nous donne t-il pas là! Entrer quelque part oui, mais on doit se garder de le faire sans en appeler aux plus nobles ambitions. Cela signifie par exemple que l’on n’irait plus faire les courses. Mais prendre toute la mesure du rapport de force entre le monde la distribution et le consommateur, projet qu’idéalement, on annoncera à la cantonade d’une voix forte. Histoire de changer un peu l’ambiance de la supérette du coin de la rue.

Et si sur le marché, le négociant nous vante ses tomates bien rouges, si l’on suit à la lettre la jurisprudence Strindberg il faudra lui dire que « oui, certes » mais aussi bien préciser que dès l’été, la Terre vit à crédit jusqu’à la fin de l’année, que c’est quand même choquant de faire venir des tomates de si loin en plein hiver, qu’à ce compte-là la fin du monde n’est pas pour la fin du siècle mais pour après-demain et qu’avec le réchauffement atmosphérique qui s’amplifie chaque jour ainsi qu’ils l’ont affirmé à la télévision on ne mangera bientôt plus que des conserves d’ici l’échéance fatale. En attendant vous m’en mettrez quand même deux kilos. Tant pis pour les ours.

À ce rythme-là les journées peuvent devenir usantes. Il n’est pas impossible de penser que tel fidèle de la doctrine Strindberg frappe de temps à autre, le soir, à la porte de son voisin afin de savoir si par hasard, il n’aurait pas un Lexomil en dépannage, tout en lui expliquant que la lutte de Jacob contre l’ange façon Eugène Delacroix finit par être pesante à décliner dans le même style à chaque étape banale de la journée. Quand on regarde une autre peinture de Delacroix, au plafond de Saint-Sulpice, soit un ange ailé qui dans un ciel coloré de nuances bibliques menace de sa lance un homme (dragon) à terre, elle ne peut pas non plus dans la routine du quotidien, constituer un viatique de rechange qui donnerait réponse à tout aussi bien qu’un conseiller clientèle pour abonné au téléphone.

Cézanne aimait à venir admirer la première (Jacob aux prises avec l’ange) mais c’était Cézanne dont le génie était sans doute comparable à celui de Strindberg ou de Delacroix. Nous pauvres anonymes y venons seulement prier pour nos mères disparues. Cela ne vaut peut-être pas une stèle mais c’est sans doute pour ça aussi que la vie nous est plus légère.

 

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7 réponses à Les motifs les plus nobles

  1. Pourquoi, si je puis me permettre, avoir choisi cette illustration, de plus un détail, de St-Michel terrassant le démon – certes de Delacroix et dans la même église – présenté ici en lieu et place de La lutte de Jacob avec l’ange dont il est pourtant tout particulièrement question dans votre article ?
    Cela ne risque-t-il de créer de la confusion dans quelques esprits ?

  2. Vous écrivez : « Quand on regarde une autre toile de Delacroix, toujours à Saint-Sulpice, soit un ange ailé qui dans un ciel coloré de nuances bibliques menace de sa lance un homme à terre… »
    Il faut toutefois préciser que cet « homme à terre » n’en est pas un ! Puisqu’il s’agit du démon lui-même !

  3. Oui, tout à fait !
    Nous « tombons » bien d’accord !

  4. p dit :

    Que d’heures j’ai passées à la Chapelle des Saints-Anges !
    Luxembourg-St Sulpice-Café de la Marie…Triptyque de mes jeunes années !
    Savez-vous – je ne devrais pas révéler ce secret- qu’il y a un autre magnifique Delacroix dans une église parisienne, rue de Turenne, l’église Saint-Denys du Sacrement… Une piéta de la Vierge…
    Fraîchement restaurée aussi. Quand elle était un peu charbonneuse, je me souviens qu’il y avait un interrupteur sur le côté pour l’éclairer. Personne n’y venait… J’y ai passé des heures aussi… Je ne sais pas si c’est plus fréquenté aujourd’hui.
    j’y suis venu une fois avec quelqu’un qui était voisin, un grand acteur récemment disparu, Etienne Chicot dont je suis heureux de saluer la mémoire en parlant de Delacroix…
    Décidément, Les Soirées sont une madeleine goûtue…

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