Apollinaire, Orphée et le camembert

La présence d’un poème inédit d’Apollinaire dans le numéro d’avril-mai 1917 de “La Revue normande“ constituait sans doute pour ce périodique publié à Rouen un regain de prestige. Dans le sommaire, le nom d’Apollinaire y est imprimé en caractères plus grands que les autres et l’éditorialiste n’hésite pas à donner du « maître Apollinaire » en vantant « la puissante originalité » du poème. Il est vrai qu’un an avant la parution de Calligrammes, le texte adopte une disposition typographique toute nouvelle. Les vers eux-mêmes, un peu désenchantés, gardent une part de mystère tout comme le titre “ Orphée“ déjà utilisé à trois reprises dans le Bestiaire de 1911. Ce beau poème ne fut repris que dans l’édition de la Pléiade en 1956 où il figure parmi les “poèmes retrouvés“. En voici de larges extraits :
« Des cloches sonnent dans Paris / Il me semble que c’était avant la guerre / Le vieux monde pleure encore / Il était si doux si joli / Que de choses bonnes pour les antiquaires / Depuis / depuis la guerre / Maintenant tout est énorme / Il me semble que la paix / Sera aussi monstrueuse que la guerre / O temps de la tyrannie / Démocratique / Beau temps où il faudra s’aimer les uns les autres / Et n’être aimé de personne / Ne rien laisser derrière soi / Et préparer le plaisir de tout le monde / Ni trop sublime ni trop infime ».

La collaboration d’Apollinaire à cette revue provinciale peu répandue (elle n’était distribuée que dans trois villes de Normandie et un seul lieu à Paris) peut surprendre. Il faut chercher l’explication dans la personnalité du dédicataire, un certain Pierre Varenne.
Écrivain et journaliste normand né en 1893, ce dernier vouait une grande admiration à Apollinaire comme en témoigne sa correspondance (vingt-cinq lettres répertoriées par Victor Martin-Schmets). Il avait fait une première rencontre avec Apollinaire à l’âge de 19 ans, en 1912 lorsque le poète était venu à Rouen donner une conférence sur le « Sublime moderne » à l’invitation du peintre Pierre Dumont animateur de la revue d’avant-garde « La section d’or ».

Les coulisses de cette venue furent commentées trente ans plus tard par Pierre Varenne dans le catalogue d’exposition qu’édita en 1943 la galerie Breteau, rue Bonaparte à Paris, pour les 25 ans de la disparition d’Apollinaire. Devenu objet de convoitise pour les collectionneurs, ce catalogue tiré à 425 exemplaires, rassemblait quelques noms prestigieux : Pierre Varenne se trouvait notamment aux côtés d’André Billy, Louis de Gonzague Frick, Pierre Mac-Orlan, Max Jacob, Picasso ou Juan Gris.

L’écrivain normand y raconte comment Apollinaire avait été accueilli en 1912 à Rouen, « sous un fin et pénétrant crachin » et aussi comment les organisateurs furent rassurés en constatant que le conférencier n’avait pas cherché « à épater le bourgeois ». Au contraire, il s’était montré tellement convaincant que deux ou trois amateurs rouennais achetèrent des toiles de Léger, Braque, Juan Gris ou Metzinger.

La soirée se termina à la brasserie Paul. Organisateurs et conférencier s’attablèrent pour commenter la journée. Devant eux se trouvait «  une petite courtisane du cru » connue des habitués du lieu et qui se faisait appeler Christiane de San-Remo. Apollinaire la trouva charmante, nous dit Pierre Varenne, qui précise pourtant « malgré sa bouche boudeuse, ses joues molles et ses larges yeux clairs sans aucune expression ». Le poète conférencier fut particulièrement sensible à ses longues mains « d’une délicatesse extrême » et « à leurs ongles soignés ».

La suite de l’histoire ne manque pas de piquant. Sans doute pour complaire à leur prestigieux invité, Pierre Varenne et ses amis se proposèrent de présenter la jeune femme à Apollinaire. Mais… il y a des jours où Cupidon s’en fout. Un détail fit étouffer dans l’œuf une hypothétique liaison . « Apollinaire fut brusquement désenchanté en la voyant engloutir un camembert tout entier ». Le charme était rompu. « Non, soupira-t il, la reine de Saba ne devait pas aimer à ce point le fromage » .
Il est probable que l’épisode marqua davantage l’amphitryon qu’Apollinaire lui-même. On sent comme un petit regret dans la conclusion de Pierre Varenne : « Et le cher Guillaume alla se coucher seul dans le petit hôtel de la rue saint Romain, où une chambre lui avait été retenue ».

Cela n’eut en tout cas, on s’en doute, aucune influence sur les rapports amicaux qu’entretinrent les deux hommes par la suite. Pierre Varenne fut invité à la première de Mamelles de Tirésias. Il ne put s’y rendre, mais, en 1917, il publia une étude sur le poète libertin du 17e siècle Marc Antoine de Saint Amant, qu’il envoya à Apollinaire. A la mort du poète, ce livre figurait toujours dans sa bibliothèque, même s’il se trouvait encore dans son état d’origine, c’est à dire non coupé.

Gérard Goutierre

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5 réponses à Apollinaire, Orphée et le camembert

  1. philippe person dit :

    Impeccable, Gérard. Comme on dit : vous avez fait le boulot. J’archive tout de suite dans mon dossier G.A.
    Un grand merci !

  2. DEBON dit :

    Petite rectification: « Orphée » a été repris dans le Cahier spécial de « Rimes et Raisons » consacré à Guillaume Apollinaire , Éditions de la Tête Noire, en 1946. Et bien sûr dans mes Poèmes en guerre (Les Presses du réel, 2018). C’est bien d’en reparler car ce poème
    novateur dans la forme comme le note GG reste méconnu. Il témoigne d’une vision très sombre mais prophétique de l’avenir après la guerre.

  3. Victor Martin-Schmets dit :

    La même « Revue normande » allait, dans son numéro de mars-avril 1918, pp. 63-5, publier un article intitulé « Le Mystère de Guillaume Apollinaire » dû à Paul Dermée (qui avait co-organisé le banquet du 31 décembre 1916). Cet article a été repris dans Céline Arnauld et Paul Dermée, « Oeuvres complètes », tome 3, édition de V. M.-S. (Paris, Classiques Garnier, 2015, pp. 583-5).
    Et puisque Claude Debon rappelle « Rimes et raisons », ajoutons que Pierre Varenne -pseudonyme de Pierre-Georges Battendier, mort en 1961 – y publie (pp. 35-8) « À propos d’un poème inédit d’Apollinaire » pour corriger certains de ses dires du catalogue Breteau.

  4. CAROLE GUINARD dit :

    Triste écho avec l’actualité du moment que ces cloches qui sonnent dans Paris… Pour finir sur une note plus joyeuse, je m’étonne que Guillaume, gourmand de la vie, ait été rebuté par l’appétit de cette cocotte normande dévoreuse de camembert : il aurait pu penser qu’elle se montrerait tout aussi gourmande à l’heure des jeux de l’amour ! Mais ne nous désolons pas pour lui de cette occasion ratée, il en eût d’autres…

  5. Gérard Goutierre dit :

    Merci à Claude Debon et Victor Martin-Schmets pour leurs remarques qui complètent utilement le  “dossier“. À la revue Rime et raisons, qui aurait du être citée, il convient d’ajouter La Table Ronde de septembre 1952, où Orphée figure p. 24, parmi les “Textes inédits ou inconnus“.
    Quant aux commentaires de Carole Guinard, ils nous semblent tout à fait pertinents, d’autant que la gourmandise de Guillaume Apollinaire lui-même est aujourd’hui un fait avéré…

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