Tel un Orlando des temps modernes…

Alors que le deuxième roman d’Emmanuelle Favier, “Virginia”, biographie subjective consacrée à Virginia Woolf, dont la parution chez Albin Michel est prévue pour le 21 août, s’annonce déjà comme un des livres très attendus de cette nouvelle rentrée littéraire (1), revenons sur le premier opus de son auteur qui lui valut un succès immédiat : “Le courage qu’il faut aux rivières”, paru deux années auparavant. Un livre dont l’originalité du sujet, la puissance des personnages et l’élégance du style, que la beauté du titre pouvait déjà laisser présager, nous transportent dans un univers s’apparentant à celui du conte où la poésie le dispute sans cesse à la réalité.

Être femme est une infirmité naturelle dont tout le monde s’accommode. Être homme est une illusion et une violence que tout justifie et privilégie. Être tout simplement est un défi.”  Cette citation de Tahar Ben Jelloun, extraite de “L’Enfant de sable”, mise en exergue de la troisième partie du roman d’Emmanuelle Favier (2) annonce on ne peut mieux le propos du livre, celui de l’identité et du genre.
“Le courage qu’il faut aux rivières”… Un titre énigmatique, un début de phrase que le lecteur est libre de compléter à sa façon, une fois sa lecture terminée. Le courage qu’il faut aux rivières pour suivre leur lit malgré les irrégularités du terrain, montagnes et obstacles divers, tout comme le courage qu’il faut à un être humain, homme ou femme, pour suivre son chemin, mener tout simplement sa vie, malgré tous ses aléas.

Dans un pays non identifié, mais que l’on imagine être l’Albanie, nous assistons à la rencontre de deux personnages singuliers, chacun détenteur d’un passé pour le moins extraordinaire, et à leur formidable histoire d’amour.
Emmanuelle Favier est partie d’un fait de société réel, celui des “vierges jurées”, ces femmes albanaises qui, pour diverses raisons, décident un jour d’abandonner définitivement leur féminité pour vivre comme des hommes. Au sein d’une société extrêmement patriarcale, elles ont fait vœu de chasteté et portent uniquement des vêtements masculins. En contrepartie, elles bénéficient de nombreux avantages traditionnellement réservés aux hommes, comme celui d’une liberté plus grande que celle à laquelle les autorise leur sexe. Travailler, posséder, décider, fumer, boire de l’alcool… leur est désormais possible. Cette coutume qui pourrait nous sembler étrange est un choix totalement assumé que la personne effectue alors qu’elle est adulte. Les “vierges jurées” sont non seulement complètement intégrées à la société, mais de plus très respectées, comme un troisième sexe en quelque sorte qui réunirait les deux précédents.

Pour avoir refusé dans sa jeunesse un mariage arrangé, Manusche, la quarantaine, est l’une de ces vierges sous serment, estimée de sa communauté. L’arrivée d’un étranger au passé énigmatique va cependant bouleverser ce bel équilibre en réveillant son désir…
Face à Manusche se dresse le fascinant personnage d’Adrian. Rejeté par son père dès sa naissance en tant qu’enfant de sexe féminin qui considérait comme une malédiction l’arrivée de cette cinquième fille dans son foyer alors qu’il espérait tant un fils, elle fut présentée au village et élevée comme un garçon. S’ensuit là aussi une vie dans un corps de femme, mais cachée sous des vêtements d’homme et répondant aux codes masculins mis en place par une société des plus rigides. D’autres protagonistes, tout aussi magnifiques, viennent graviter dans l’histoire d’Adrian : Dirina, l’enfant née d’un viol, Gisela, la prostituée qui a fait le choix de sa profession pour échapper à sa famille, Idlir, l’aspirant poète…

“Le courage qu’il faut aux rivières”, à travers de très beaux personnages et une histoire que nous ne saurons développer au risque d’en dévoiler l’intrigue, aborde la question du genre, du désir, de l’identité et de la différence. Comment assumer son désir en toute liberté ? Comment le vivre sans être enfermé dans des catégories ? Question d’une éternelle actualité…
Emmanuelle Favier dans une prose à la fois fluide et recherchée, sensuelle et pudique, où la nature et les paysages ont par ailleurs toute leur importance et sont merveilleusement évoqués, la pose avec une grande élégance.
Cette histoire à la fois contemporaine et hors du temps, à l’ambiance étrange et  mélancolique, proche du conte, nous interpelle de la première à la dernière ligne. Tel un Orlando des temps modernes, Adrian n’aurait-il pas, comme le personnage fantastique inventé par Virginia Woolf,  trouvé sa vérité en oscillant entre les deux sexes ? Il y a fort à parier qu’Emmanuelle Favier se retrouve pleinement dans l’univers de Virginia Woolf et donc rien d’étonnant à ce que son deuxième roman lui soit consacré.

Isabelle Fauvel

(1)     “Virginia” d’Emmanuelle Favier, Albin Michel, parution 21 août 2019, 19,90 euros
(2)     Emmanuelle Favier a, par ailleurs, écrit des recueils de poésie, des nouvelles et des pièces de théâtre

“Le courage qu’il faut aux rivières” d’Emmanuelle Favier, Le Livre de poche, 7,20 euros

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Une réponse à Tel un Orlando des temps modernes…

  1. Lottie dit :

    Le sujet des « vierges jurées » albanaises avait provoqué ma curiosité il y a une dizaine d’années. Je n’ai pas conservé les sources des notes prises alors. Mais toujours est-il que cette tradition remonterait à un Canon transmis oralement parmi les clans du nord de l’Albanie pendant plus de 500 ans. Un code circonscrivant le rôle de la femme à s’occuper des enfants et de la maison, et, fixant sa valeur à la moitié de celle d’un homme.
    Cette tradition est née d’une nécessité sociale dans une société paysanne où les guerres et les vendettas fréquentes décimaient les mâles. Quand le patriarche mourait sans héritier mâle, les femmes célibataires de la famille se retrouvaient sans défense et risquaient de perdre les terres et biens familiaux. En prêtant serment de rester vierge, une femme pouvait devenir le chef de famille. Elle acquérait des droits et conservait le patrimoine familial.
    Elle s’habillait alors en homme et, parfaitement assimilée et respectée par tous, passait son temps en compagnie d’autres hommes. Nécessité faisant loi, certaines ont pu y voir un moyen d’accéder à l’autonomie ou d’éviter un mariage forcé.

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