Greco plus que moderne

Il est de bon ton aujourd’hui de considérer que les maîtres anciens du pinceau étaient des « modernes », et les conservateurs de la première grande exposition française jamais consacrée au Greco soulignent bien entendu sa modernité, en affirmant qu’il était à la fois un cubiste et un fauve. Tout simplement. Et nous proposent soixante-quinze œuvres présentées sur des murs blancs pour en faire ressortir la modernité.
Il semblerait qu’en l’occurrence les hommes de l’art n’aient pas tort, car nous assistons éblouis à la découverte ou redécouverte d’un grand maître dont nous ne savions pas grand-chose, et dont l’audace et l’inventivité préfigurent les audaces des siècles à venir.
Ainsi, comme on peut le lire sur les murs, Picasso déclarait-il en 1966 à son ami le photographe argentin Roberto Otero : « Qu’est-ce que tout le monde a de nos jours avec Velasquez ? ([…] Je préfère mille fois Greco. Lui était un vrai peintre ! ».

Sans entrer dans la controverse, suivons donc pas à pas le parcours de Doménikos Théokopoulos né vers 1541 à Candie, actuelle Héraklion, dont les débuts sont aussi inconnus que sa vraie date de naissance.
Pour illustrer ces débuts, seule une modeste icône datée de 1560-1566 nous est proposée, « Saint Luc peignant la Vierge », tempera et or sur toile marouflée sur bois, « probablement l’une de ses premières œuvres » précise-t-on.
Sur un mur en face, une saisissante toile datant d’une quinzaine ou vingtaine d’années plus tard, vers 1580, « Sainte Véronique portant le voile sur lequel le visage du Christ s’est miraculeusement imprimé » (ci-dessus). Contraste frappant entre la sage icône et cette œuvre quasiment en noir et blanc, en fait des dégradés de blancs, gris, marrons très subtils, le long visage délicat de la sainte et le voile se détachant sur un fond très noir. Effet de modernité garanti.

Puis retour en arrière vers un autel portatif dit « Tryptique de Modène » daté de 1567-1569 de forme typiquement crétoise (tempera sur panneau), mais avec emprunts à la gravure italienne et la peinture vénitienne, consacrant le jeune grec comme peintre de la Renaissance. Les trois petits panneaux fourmillent de scènes, de détails, de mouvements, de voiles, de longs corps et de motifs dont certains se retrouveront sa vie durant, dont les figures dansantes ou la bouche infernale vomissant les créatures de l’Enfer, qui n’est pas sans rappeler Jérôme Bosch.
Fascinant triptyque syncrétisant le parcours physique et intérieur de ce crétois arrivé à Venise dans les premiers mois de l’année 1567, où il se retrouve à l’aise dans cette société cosmopolite et découvre Titien, Tintoret, Véronèse ou Bassano et son clair-obscur. Mais la concurrence est trop vive au sein de la Sérénissime, et au bout de quelque trois ans dont on ne sait pratiquement rien, le voilà parti courageusement tenter sa chance à Rome.

On sait qu’à son arrivée à Rome en 1570 il a trouvé, grâce à l’entremise d’un ami miniaturiste, un logement temporaire au très fastueux palais Farnese encore en cours d’élaboration, notamment par Michel Ange. Mais il ne parviendra pas à entrer dans les bonnes grâces du cardinal, sera chassé du palais deux ans plus tard, et ne parviendra pas davantage à trouver sa place dans la capitale artistique européenne de l’époque au cours des quatre années suivantes.
Que se passe-t-il ? On a beaucoup soupçonné son tempérament arrogant et querelleur, on dit même que son attitude critique vis-à-vis de Michelangelo lui aurait valu son éviction du Palazzo Farnese. Mais on peut aussi considérer combien il était difficile pour un étranger de s’imposer en ces lieux foisonnants de lignées d’artistes locaux, lui qui parlait à peine italien et était animé d’une créativité et d’une ambition propres.
Une « Cène » témoigne déjà de son originalité, ainsi qu’une série de petits tableaux religieux. Prenons la petite Cène de 41,5 sur 51 cm, par exemple : le sol en carreaux de marbre rose et noir est en pente, tout comme la table couverte d’une nappe blanche concentrant la lumière ; les silhouettes elles aussi se penchent de tous côtés, notamment celle du seul personnage habillé de noir au premier plan tourné vers son voisin comme s’il allait tomber ; les mains bougent, les roses, crèmes, jaunes des tuniques se répondent, par larges touches impressionnistes, la tunique rose du Christ est striée d’étranges éclairs blancs. Ce thème si fréquent, si banal, nous semble renouvelé, et nous touchons du doigt, en quelque sorte, le chemin suivi picturalement par l’enfant crétois.

C’est finalement à Tolède qu’il va s’épanouir et trouver pleinement sa voie. Ne dit-on pas que le roi Philippe II, grand amateur du Titien, cherche des peintres pour décorer son gigantesque palais de l’Escorial, sis à 45 km au nord-ouest de Madrid ? Or un ami espagnol rencontré à Rome promet au Grec de le soutenir auprès de son père, Diego Castilla, doyen des chanoines de la cathédrale de Tolède, capitale de la Castille, en pleine ascension par rapport à Madrid.
Greco tente sa chance, signe deux beaux contrats avec Castillo, peut enfin montrer l’étendue de son talent, et reçoit – enfin ! – vers 1578-1579 une commande du roi, «L’adoration du nom de Jésus» dit aussi « Le songe de Philippe II » (ci-contre).
La toile de 140 sur 109,5 cm est divisée en deux parties, le bas et le haut, avec au centre un grand vide nuageux dans des tons de gris et blanc. En bas, sur terre, le roi est agenouillé sur un coussin au premier plan, les mains jointes, en justaucorps et cape noirs surmontés d’une collerette blanche. La figure royale est à peine esquissée, tournée vers une masse de gens du peuple et d’église entourant le Christ en tunique rose tendant une épée d’un bras musculeux vers un fidèle agenouillé. Sur la droite, on retrouve la bouche infernale vomissant les damnés déjà vue sur le Triptyque de Modène, alors que là-haut, dans le ciel, sur des nuages gris impalpables, des anges semblent danser, vêtus de rose, rouge, jaune ou bleu répondant à ceux des personnages du bas. Tout en haut, dans un halo jaune, s’inscrit le nom du Christ.
Symphonie et lyrisme des couleurs, hardiesse de la composition, approche visionnaire, manifeste chrétien… le tableau plaira au monarque, mais lorsque ce dernier lui passe une nouvelle commande pour une chapelle de l’Escorial, l’œuvre déplait souverainement au monarque par manque de piété.

Intéressante réaction royale, et question que nous allons nous poser de plus en plus dans la suite de l’exposition, lorsqu’on aborde les œuvres maîtresses, à commencer par l’immense « Assomption de la Vierge » (1577-1579) de 40 sur 21 mètres aux roses et bleus en majesté, venue de l’Art Institute de Chicago. Les motifs religieux sont incessants, innombrables : « Saint François recevant les stigmates », « Mise au tombeau du Christ », « Pietà », « Sainte Marie Madeleine pénitente », « La Sainte Famille », etc.
Pourtant à y bien regarder un doute nous vient sur la religiosité du peintre, en particulier par cette façon de reprendre les mêmes thèmes qui bien que religieux, dégagent plutôt une forme d’humanisme. Prenons ses Marie-Madeleine, sujet qui le fascine, par exemple cette « Marie-Madeleine pénitente » au long cou blanc, aux longs cheveux roux tombant sur le drapé bleu aux mille nuances, levant la tête le dos tourné au ciel strié de nuages, le bras charnu dégagé des dentelles, les mains croisées sur ses genoux, ne respire-t-elle pas le romantisme plutôt que la piété ? Elle a beau avoir près d’elle une tête de mort, n’est-elle pas terriblement charnelle ?

Prenons aussi deux de ses plus célèbres portraits, tel « Saint Martin et le pauvre » (193,5 sur 103 cm, ci-contre), venu de la National Gallery of Art de Washington. La légende remonte au Moyen-Age, de ce saint partageant spontanément son manteau avec un pauvre hère nu, mais je ne vois aucun esprit religieux dans cet élégant pur-sang blanc au harnais noir qu’on a envie de toucher tant il est de velours, pas plus que dans la figure de ce Saint-Martin beau comme un jeune homme de son temps. Il porte une collerette et une armure de son temps, justement, et rien n’évoque la religiosité du Moyen Age, pas davantage le long corps nu du pauvre hère dont le corps étiré répond à la superbe ligne du pur-sang.
Prenons également le célèbre « Portrait du cardinal Nino de Guevara », assis sur un fauteuil de trois quarts, en robe pontificale rose sur surplis blanc. Pourquoi l’avoir peint avec ces petites lunettes rondes qui le « désacralise », le regard de côté, l’œil amusé, l’une de ses mains pendant sur l’accoudoir de son fauteuil, l’autre crispée comme une serre de faucon ? Voilà beaucoup d’irrévérence de la part d’un portraitiste abonné aux grands personnages religieux !
N’a-t-on pas dit du Greco qu’il était fou, tantôt mystique et tantôt hérétique, voire astigmate ?
En tout cas aujourd’hui on considère que ses multiples séries reprenant obsessivement le même thème, tels les Marie-Madeleine ou les quatre versions du « Christ chassant les marchands du temple », préfigurent les variations des Impressionnistes et de Cézanne en particulier. Quant à une certaine « Pietà » issue d’une collection particulière, on pourrait dire que par la répartition des masses et des couleurs, elle préfigure tout simplement le cubisme.
Moderne vous dis-je. En tout cas unique, dans tous les sens du terme.

Lise Bloch-Morhange

GRECO Galeries nationales du Grand-Palais, 16 octobre 2019 – 10 février 2020
www.grandpalais.fr

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2 réponses à Greco plus que moderne

  1. Marie-Hélène Fauveau dit :

    merci Lise …mes souvenirs du Greco datent d’un exposé en classe de quatrième…j’ai tellement peur de la foule du « Grand » Palais mais je vais y aller pour me rincer les yeux !

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