Le grand retour de Jack London avec « Martin Eden »

Le premier mérite de ce film plein de feu, de rage et de romantisme réalisé par Pietro Marcello, cinéaste italien de 43 ans, documentariste réputé, est de remettre en lumière le livre éponyme de Jack London (auteur de « Croc Blanc ») dont il s’inspire. Un livre mythique, car la tradition voulait qu’il soit autobiographique ou semi autobiographique, alors que l’auteur était un aventurier hors pair. Mais si l’on y retrouve le côté autodidacte du romancier et son amour fou de la littérature (notamment de la nouvelle), on considère aujourd’hui que cela ne suffit pas à en faire une œuvre autobiographique. Mais prémonitoire, certainement.

Si le héros littéraire est, comme London, à la fois marin, ouvrier, alcoolique, autodidacte et fou de littérature, ses ambitions sont intimement liées à sa passion pour la jeune bourgeoise dont il tombe follement amoureux.
C’est pour elle qu’il veut « s’élever », sortir de sa condition, devenir un écrivain célèbre : « Il s’était souvent demandé ce que voyaient les chiens dans leur sommeil. Voilà ce qu’il était : un chien endormi au soleil. Il avait de nobles et belles visions, et ne pouvait rien faire d’autre que gémir et aboyer devant Ruth. Mais il cesserait bientôt de dormir au soleil ; il allait se mettre debout, les yeux grands ouverts, se disposer à la lutte, travailler d’arrache-pied, et il apprendrait jusqu’à ce que, les yeux dessillés et la langue déliée, il puisse partager avec elle son trésor de visions intérieures » (page 143, Folio classique). Toute l’œuvre est empreinte de ce lyrisme cosmique, notre héros de vingt ans voulant s’élever jusqu’aux cieux tout en gardant les pieds arrimés au sol, ce que la jeune bourgeoise aura naturellement du mal à saisir.

Voilà donc l’occasion de lire ou relire « Martin Eden » (publié en 1909) afin de comprendre ce qui a pu fasciner le cinéaste, et comment il l’a transposé de la Californie du nord des premières années du XXème siècle (l’histoire se passant à Oakland et San Francisco) jusqu’aux rives de Naples au cours du même siècle mais plus tard, à une époque d’ailleurs demeurée vague. Rien de plus fascinant et de plus rare qu’un grand livre victorieusement adapté à l’écran, et pour moi l’adaptation du chef d’œuvre d’Edith Wharton « The Age of Innocence » (publié en 1920) par Martin Scorsese demeure une des grandes réussites du genre, tout comme « Le guépard » de Visconti bien sûr. Pietro Marcello vient de prendre à son tour une bonne place au palmarès.

S’agirait-il, pour le cinéaste, d’une lecture d’enfance demeurée dans sa mémoire ? En tout cas son film est remarquablement fidèle au livre dans sa structure générale comme dans les étapes essentielles de ce roman d’apprentissage, ou même par quantité de détails, à commencer par la scène initiale : après une rapide séquence sur un quai montrant un jeune marin tout en muscles venant au secours d’un jeune garçon rudoyé par un adulte, le jeune homme invite son sauveur à diner chez lui pour le remercier.
Aussitôt, comme dans le livre, ils pénètrent dans une maison typiquement bourgeoise, avec tableaux, livres et objets de collections, et comme dans le roman, le jeune marin saisit un livre, en lit quelques vers, puis s’approche d’un tableau représentant un navire dans la tempête, s’en éloigne, s’en approche, tente de comprendre pourquoi cette marine ne fonctionne que de loin, et se réduit de près à des touches brouillonnes.
Arrive la sœur, Elena (la Ruth du roman), une apparition aux « grands yeux d’un bleu céleste et une opulente chevelure d’or ». Éblouissement immédiat de Martin Eden, fascination réciproque, premiers échanges se poursuivant au cours du diner pendant lequel le marin égaie la société en expliquant pourquoi sa joue et son cou s’ornent de balafres.
Puis l’éducation sentimentale des deux héros se poursuivra au cours de dîners successifs selon le lent cheminement livresque, tout comme l’acharnement de Martin à devenir un écrivain pour s’élever jusqu’à cette déesse. Le cinéaste mettant beaucoup de finesse à traquer sur leurs deux visages les évolutions de cet amour impossible, jusqu’au lointain premier baiser.

Parallèlement à ces scènes bourgeoises, nous voyons Martin aux prises avec la misère dans ce réduit loué à son ignoble beau-frère, la tendresse relative liant le frère et la sœur, la rudesse des échanges avec le prêteur sur gages. Les grandes enveloppes brunes portant la mention « Retour à l’envoyeur » ont beau s’entasser, si l’apprenti écrivain se désespère, jamais il ne se décourage. Nous verrons aussi la fraternité de classe à l’œuvre avec cette veuve nantie de sa marmaille, qui va prendre Martin en pitié.
Et puis vers les trois quarts du film, il y a la rencontre essentielle avec le personnage de Russ Brissenden, poète et esthète décadent vieillissant, aussi idéalisé (c’est peu dire) par Martin que son Elena. Rencontre qui va faire basculer le film comme le destin de Martin in the book, car le personnage représente à la fois le Génie et la Mort.

Le film doit notamment sa réussite à l’extraordinaire acteur choisi par Pietro Marcello. Luca Marinelli est LE personnage : belle gueule (comme London lui-même), cou épais, tout en muscles, séducteur né, extraordinaires yeux bleus, sa beauté étant heureusement atténuée par un nez trop fort lui évitant un visage de bellâtre. Nous découvrons ce merveilleux acteur italien de 35 ans, coupe Volpi pour la meilleure interprétation masculine à la Mostra de Venise cette année. Le fait que son visage ne soit pas connu chez nous contribue certainement à la crédibilité du personnage, et toutes proportions gardées, on pourrait faire le parallèle avec Alain Delon révélé pour son rôle du méchant dans « Plein soleil » en 1960.
La performance de Luca Marinelli se trouve renforcée par sa transformation à partir de sa rencontre avec ce Russ Brissenden, lors d’une soirée chez les parents d’Elena. Les deux hommes ne vont plus se quitter, et le suicide du poète de génie se mourant des poumons va coïncider avec la consécration de Martin enfin reconnu, lui aussi, comme un grand écrivain. Mais le succès tant désiré ne va pas réussir à Martin, et nous le voyons se transformer, sous nos yeux, en une sorte de nihiliste russe, une sorte d’Oblomov, comme le dit l’un des protagonistes : cheveux longs blondasses, yeux cernés, regard égaré, il ne pense qu’à fuir ses admirateurs et distribuer son argent à tour de bras.
Il reproche très justement à Elena de ne jamais avoir cru en lui, et s’est perdu sur le chemin de la célébrité.

Le film est d’une telle fidélité au roman que l’on peut se demander pourquoi Pietro Marcello l’a transposé à Naples, et pourquoi il reste vague sur la période pendant laquelle il se déroule. Vers la fin, un homme dans la rue hurle « La guerre est déclarée ! », donc on comprend qu’on se trouve à l’aube de la seconde guerre mondiale. Certes le cinéaste a intercalé tout du long des fragments de films d’actualité (réels ou, reconstitués), mais il est difficile de les situer, de même qu’il est difficile de situer à quoi se rattache cette scène cruciale où Martin intervient pour proclamer son irréductible individualisme, lors d’un débat public organisé par des socialistes. Comme dans le roman d’ailleurs, mal accueilli à sa sortie notamment parce que ses lecteurs ne comprenaient pas pourquoi l’auteur de « Croc Blanc » reniait ses croyances socialistes.
Cela dit, le rythme, le lyrisme, la puissance des images traduisent magnifiquement le style enflammé de Jack London.

Lise Bloch-Morhange

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4 réponses à Le grand retour de Jack London avec « Martin Eden »

  1. Fradet dit :

    Merci pour cette « lecture » enrichissante du film ! Votre analyse m’a apporté une meilleure connaissance de Jack London et m’a fait découvrir des aspects du film que je n’avais pas aussi bien perçus.

  2. philippe person dit :

    Pour une fois, je vous suis totalement, chère Lise.
    Je risquerai une explication pour vos interrogations finales : Marcello, dont j’ai vu les « essais documentaires », n’est pas un cinéaste conventionnel. Dans ses docus, il se révèle un esthète et demande aussi un effort aux spectateurs pour comprendre certains passages très symboliques.
    Pour moi, il nous livre « Martin Eden » comme s’il était en train de le lire, de se l’approprier. Quand on lit un livre, on « filme » les scènes décrites et on les imagine dans sa tête avec beaucoup d’anachronismes. Il imaginait un Martin Eden parlant italien et dans un port italien, ses fiancées étaient une Sanda (la grande bourgeoise) et une Sandrelli (celle qui sera sa femme) et il mélangeait un peu toutes les époques…
    Enfin, c’est comme ça qu’ado, je lisais les grands livres en me les appropriant dans mon univers propre… Je pense que Marcello fait la même chose d’où ce mélange de cartes postales de différentes époques et de scènes plus précises…
    De toute façon, c’est pour moi un des meilleurs films de l’année… Avec Lilian et Tommaso d’Abel Ferrara, deux perles à venir en décembre.
    Je vous recommande aussi, vous qui dites tant de belles choses sur la musique, le magnifique film de Damien Manivel : « Les enfants d’Isadora » où l’on ne peut retenir ses larmes en voyant le ballet « La Mère » d’Isadora Duncan sur la musique de Scriabine

  3. Marie-Hélène Fauveau dit :

    merci pour vos deux contributions j’aime tellement London ! et j’ai plus de mal à choisir des films que des livres…

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