Anthropométrie de l’effroi

Czeslawa Kwoka photo: Wilhem BrasseAvec la commémoration des 75 ans de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau le 27 janvier 1945, cette photo revient encore à la surface, croiser dans nos consciences, comme pour nous intimer de ne rien oublier. Elle s’appelait Czesława Kwoka, elle avait 14 ans. Quelqu’un l’a tuée, peu après la prise de vue, d’une injection dans le cœur. La marque que l’on discerne sur sa lèvre indique qu’elle a été battue juste avant, par une surveillante. Un reporter de la BBC est allé un jour à la rencontre du photographe Wilhelm Brasse. Son article (1) a été publié en 2007. Wilhem Brasse, jeune Polonais né en 1917, était lui aussi un déporté. Car il avait par deux fois, refusé de prêter allégeance au régime nazi. Ses qualités de photographe lui avaient valu ce poste de même qu’un régime de déportation moins rude. En 2012, il se souvenait avoir pris entre 40 et 50.000 photos de déportés, l’une de face et deux latérales. Une fois libéré, il n’a plus jamais pris de photos.

Une fois de plus, nous voilà confrontés à l’insoutenable. Rien qu’écrire à ce sujet est une épreuve. Une épreuve bien mince en réalité face à ce devoir de mémoire dont chaque survivant nous a fait comprendre l’absolue nécessité.

Czesława est arrivée au camp d’Auschwitz en 1942 avec sa mère, dans un convoi de 318 femmes. Sa mère, Katarzyna, est mise à mort le 18 février 1943. Sa fille suit le même chemin macabre le 12 mars. Dans quel état de dérèglement mental se trouvait celle ou celui qui lui a froidement injecté du phénol dans le cœur, relève d’une interrogation vertigineuse. Les trois photos de Czesława sont bouleversantes. Elles racontent l’histoire d’une petite fille prise au piège d’un cauchemar inimaginable. On lui a presque rasé la tête. Elle serre les dents, elle n’a pas d’autre choix à moins d’être de nouveau battue. Wilhem Brasse raconte qu’il faisait ce qu’il pouvait, c’est à dire presque rien, pour tenter de réconforter d’un sourire, d’une cigarette d’un morceau de pain, ces milliers d’innocents qui défilaient devant son objectif avant, pour la plupart, d’être envoyés à une mort certaine. Cette volonté de documenter l’horreur par l’image était le fait des organisateurs et notamment du chef de camp, Rudolf Höss, qui finira pendu après le procès de Nuremberg. Selon le témoignage filmé (2) à ce même procès, de la future députée communiste Marie-Claude Vaillant-Couturier (1912-1996), le traitement alors réservé aux enfants, glace le sang avec un long effet rétroactif pour qui écoute et regarde. En tout 1,1 million de personnes ont péri à Auschwitz dont 90% étaient de confession juive.

Czeslawa Kwoka photo: Wilhem Brasse

Les photos de Wilhem Brasse avaient une vocation anthropométrique, elles ont cependant figé l’effroi, la stupeur, l’angoisse, la panique. Ainsi que d’autres prisonniers, il a tout fait pour cacher les négatifs issus de son travail. Dans l’idée que les tirages seraient un jour montrés à la face du monde. Afin que nul ne puisse douter, alors même que la population des survivants se tarit année après année. Et que des blagues nauséabondes continuent de courir sur les réseaux sociaux.

Grâce à sa fonction de photographe, Wilhem Brasse a pu rester en retrait de l’horreur, tout en ayant le nez et les yeux dessus. Lorsqu’il se confie au reporter de la BBC, il évoque les 50.000 fantômes qui l’ont empêché par la suite d’appuyer sur le déclencheur d’un appareil photo. « Ils auraient été là devant moi, explique-t-il en substance, à me regarder avec leurs grands yeux terrifiés ». Cela peut aisément se comprendre.

En 2018, pour les 75 ans de la mort de Czesława, le Mémorial d’Auschwitz a publié une version colorisée de la photo, réalisée par l’artiste brésilienne Marina Amaral. Pourquoi cette photo précise? Mais il semble que les trois images juxtaposées sont une réponse évidente à cette question. En même temps qu’elles nous obligent à la vigilance quand aujourd’hui encore, dans différents pays du monde, prospèrent des camps d’internés au seul motif que leur profil n’a pas l’agrément des autorités en place.

PHB

(1) Lire le reportage de Fergal Keane

(2) Visionner le témoignage Marie-Claude Vaillant-Couturier à Nuremberg

 

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2 réponses à Anthropométrie de l’effroi

  1. Robert Graetz dit :

    Ne rien dire … rien … réagir ! agir !

  2. On croit tout savoir de l’horreur des camps, et puis on découvre de nouvelles horreurs. Horreurs qui n’ont pas de fin…

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