L’écriture énigmatique de Lluïsa Cunillé

Une écriture en creux rappelant celle de Pinter (1) où le dit et le non-dit, les phrases entrecoupées de longs silences, établissent une atmosphère d’une inquiétante étrangeté. Née en 1961 à Badalone, en Catalogne, Lluïsa Cunillé est l’auteur d’une quarantaine de pièces (écrites en catalan et en castillan) et de nombreuses adaptations théâtrales. Portées à la scène et/ou publiées, ses œuvres lui ont également valu de prestigieux prix en Espagne. Cette reconnaissance unanime la situe au premier rang des dramaturges espagnols contemporains. Alors que ses œuvres sont jouées dans une dizaine de pays (2) “Massacre”, actuellement à l’affiche du Studio-Théâtre de la Comédie-Française, est paradoxalement son premier texte monté en France. Un auteur qu’il était grand temps de découvrir !

Sur la petite scène du Studio-Théâtre, avant même que le spectacle ne commence, un décor dépouillé, paisible et chaud s’offre à nous. Fort agréable à contempler. Une œuvre déjà en soi : une pièce quasi vide dans des tons vieux rose et bois clair éclairée par quatre petites appliques disposées par paires de chaque côté de l’espace, et une grande fenêtre rectangulaire sur le mur du fond. Pour tout mobilier, trois bancs placés devant chacun des trois murs. Ce décor, à l’atmosphère parfaitement “cosy”, s’avèrera unique et immuable. Les personnages, vêtus dans un beau dégradé de teintes allant du blanc jusqu’au brun, se fondront ensuite harmonieusement dans ce que nous imaginerons alors être un salon d’hôtel. Ce décor, qui tend finalement vers une certaine abstraction, non seulement laisse le spectateur libre de son imaginaire, mais sert aussi très intelligemment le mystère de la pièce, se révélant tour à tour apaisant et angoissant, rassurant et menaçant, jeux de lumière et effets sonores aidant. Le rapport à l’espace est apparemment un élément très important du travail du metteur en scène Tommy Milliot, qui signe ici aussi la scénographie. Il s’en explique :  “Je ne dissocie jamais l’espace de la mise en scène, les deux sont intrinsèquement liés dans le processus de la création. La direction d’acteurs, tout comme le rapport aux spectateurs, naissent le plus souvent de l’espace. C’est le point de départ de tout : du jeu, de la dramaturgie, du son, de la lumière. Je ne conçois pas de décor, mais un espace de projection sensoriel rendu possible par la convergence de ces différents éléments.”

Dans ce décor dénudé, chaque objet montré ou mentionné prend soudain une importance démultipliée : une tasse de café, une cigarette, un sac à main, des clés de voiture, une carte de la région, une lampe-torche, un imperméable, un étui à lunettes, un pneu crevé, un fusil… L’écriture lacunaire de Lluïsa Cunillé semble elle aussi se jouer de ces objets qui prennent soudain un sens inquiétant. Ce paisible hôtel perdu dans les montagnes, à plusieurs kilomètres du premier village habité, prend tout à coup des airs de “Psychose” ou d’“Auberge rouge”… A moins que ce huis-clos théâtral ne se réfère à un autre huis-clos, sartrien celui-ci…

Mais de quoi s’agit-il au juste ?
Deux femmes se retrouvent à cohabiter pendant quelques jours dans un hôtel. L’une (Sylvia Bergé), propriétaire de cet établissement familial niché loin de tout a décidé de fermer définitivement par manque d’affluence. Arrive sa dernière cliente (Clotilde de Bayser). Celle-ci a réservé une chambre et, malgré l’insistance de la première à lui trouver un autre logement, compte bien rester quelque temps. Alors que l’une cherche à partir, l’autre envisage de s’installer. Toutes deux sont à une étape cruciale de leur vie, prêtes à se construire un nouvel avenir ailleurs, mais pas au même endroit. Chaque soir, tel un rituel, elles se retrouvent dans le salon de l’hôtel pour échanger sur leur quotidien. Des propos anodins en apparence et qui recèlent peut-être un autre sens… Ce bel équilibre lentement établi va alors brusquement voler en éclats avec l’arrivée au beau milieu de la nuit d’un automobiliste victime d’un accident (Nâzim Boudjenah)… À moins qu’il ne s’agisse, en réalité, de toute autre chose…

Lorsque le noir final se fera, ce sera à chaque spectateur de résoudre le mystère selon sa propre interprétation des faits, des paroles dites et… non dites. Les comédiens, tous trois excellents, n’ayant en rien trahi la volonté de l’auteur, mais joué à merveille l’opacité et l’ambiguïté voulues par le texte.

Tommy Milliot confie avoir voulu monter “Massacre” parce qu’il avait été séduit par la part d’énigme contenue dans la pièce et par cette écriture si singulière “qui fait naître des interrogations et qui se garde d’offrir des solutions”. “J’aimerais que, grâce à mon travail de mise en scène, le spectateur sorte du Studio-Théâtre avec davantage de doutes que lorsqu’il y est entré.”

Et, en effet, nous ressortons de ce spectacle l’esprit en éveil, empli d’interrogations et de possibilités multiples, de combinaisons variées. Lluïsa Cunillé est indéniablement un auteur à découvrir.

Isabelle Fauvel

(1)    Écrivain, dramaturge et metteur en scène britannique, mais aussi scénariste et acteur à l’occasion, Harold Pinter (1930-2008), Prix Nobel de littérature en 2005, compte, entre autres, parmi ses pièces les plus célèbres, “Le Monte-plats” (1957), “Le Gardien” (1959), “L’Amant” (1962), “C’était hier” (1970) ou encore “Trahisons” (1978).

(2)    Espagne, Portugal, Argentine, États-Unis, Belgique, Uruguay, Allemagne, Canada, Italie et Mexique.

“Massacre” de Lluïsa Cunillé, traduit du catalan par Laurent Gallardo. Mise en scène et scénographie de Tommy Milliot. Distribution : Sylvia Bergé, Clotilde de Bayser et Nâzim Boudjenah. Jusqu’au 8 mars au Studio-Théâtre de la Comédie-Française.

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2 réponses à L’écriture énigmatique de Lluïsa Cunillé

  1. PASCAL dit :

    Vous ne féminisez pas le mot « auteur » ?

  2. Isabelle Fauvel dit :

    J’avoue, pas toujours. Il m’arrive d’écrire « à l’ancienne ». Si je m’efforce le plus souvent d’employer le mot « auteure », en revanche, vous ne me verrez jamais utiliser « autrice » ou « écrivaine » qui sont des mots que je n’aime pas.

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