Indissoluble amant

Rarement mais c’est à chaque fois remarquable, Kan Takahama, utilise dans ses cases le procédé photographique du flou, usant du champ et du contrechamp. Ainsi lorsque l’amant attend la jeune fille dans sa voiture à la sortie de sa pension, le point est fait sur la seconde, tandis que lui, apparaît comme un peu moins net. L’astuce est artificielle mais originale. « L’amant », le fameux roman autobiographique de Marguerite Duras qui obtint le prix Goncourt en 1984, vient de sortir en bande dessinée. Il y a donc eu le roman, l’adaptation de Jean-Jacques Annaud en 1992, une nouvelle version par Marguerite Duras intitulée « L’amant de la Chine du Nord » destinée à redresser et enrichir les faits, et sans compter une pièce de théâtre réalisée en 2011.

Il est étonnant qu’une histoire somme toute banale, produise autant d’effets concentriques. En outre compte tenu du débat actuel sur  l’âge à partir duquel il est possible de consentir à une relation charnelle, ce dernier écho en bande dessinée sonne différemment par rapport aux années quatre-vingt. Car la jeune fille qui effectue sur un bac la traversée du Mékong pour aller à Saïgon où se trouve son école, cherche non seulement à franchir une série d’interdits, mais, en se livrant à ce riche Chinois à la beauté banale rencontré sur le bateau, elle s’intéresse aussi à son argent dans la mesure où sa famille vit pauvrement. En 2020, cela fait beaucoup à ingurgiter. D’autant que l’auteur est une femme, une mangaka japonaise née en 1977 à Amakusa, préfecture de Kumamoto. Par mangaka, il faut entendre auteur de mangas et donc de bandes dessinées. L’idée lui a été soumise à Paris par les éditions Rue de Sèvres.

Avant de parcourir cet album aux couleurs délicates, aux scènes sensuelles à la fois franches et pudiques, il n’est pas inutile de lire la note d’intention de Kan Takahama. laquelle annonce d’emblée avoir d’abord lu le roman comme beaucoup d’adolescentes aimant la littérature, par curiosité irrépressible sur cet acte d’amour physique qui libère radicalement de l’innocence. En mai 2018, elle est partie au Vietnam à des fins documentaires. Elle a vu l’école, le pensionnat, le quartier de Cholon où se trouvait la garçonnière du Chinois, le lieu où se situait à Sadec, la maison familiale de Marguerite Duras et bien entendu le fleuve Mékong dont la seule sonorité constitue en soi une invitation au rêve et au voyage. Kan Takahama a « arpenté les rues et les ruelles » qui font la géographie de l’histoire. Et elle a évidemment lu le tryptique formé de « L’amant », « L’amant de la Chine du Nord » et « Un barrage contre le Pacifique » qui forment à eux trois le substrat d’une affaire dont on a semble-t-il, pas fini de faire le tour. L’amant est indissoluble. Kan Takahama dit avoir éprouvé le besoin de créer quelques dialogues, lesquels ne trahissent en rien le ton si particulier, monocorde, sobre, de l’écriture durassienne. La personnalité de la jeune fille, terre à terre, provocante, un brin manipulatrice est également bien fidèle au roman d’origine. Avec ses nattes, chapeau et robe légère, elle affronte la vie avec une détermination que son existence familiale a rendu prématurée.

C’est l’image qui domine logiquement dans ce récit aussi bien dessiné que coloré. Cette version en BD emprunte autant au livre qu’au film. C’est un aimable voyage dans cette Indochine coloniale que ni l’auteur ni les lecteurs ne cherchent jamais à solder. Ce récit semble tourner en boucle astrale pour l’éternité. « L’amant » s’est déjà vendu toutes éditions confondues à 2.400.000 exemplaires et a été traduit dans une trentaine de langues, selon une notice des Éditions de Minuit. En 1984, François Nourissier recommandait dans le Figaro Magazine, de lire le texte à haute voix, afin de mieux percevoir « le rythme, la scansion, la respiration intime de la prose, qui sont les subtils secrets de l’écrivain ». Ce qui est logiquement plus difficile à faire avec cette bande dessinée où la substance originelle privilégie la sollicitation de la rétine à celle de l’ouïe.

PHB

« L’amant », par Kan Takahama, d’après le roman de Marguerite Duras, éditions Rue de Sèvres, 18 euros

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