Salam Lahore

Le froid qui pénètre par la fenêtre entrebâillée m’a saisie pendant mon sommeil. Réveil engourdi, recroquevillée en chien de fusil au fond du lit. Je déplie ma jambe et bascule vers lui pour me lover contre sa chaleur. Les yeux toujours clos, je tends mon bras à la rencontre de son corps. Qu’il me serre contre lui. Retrouver le goût de ses baisers sur mes lèvres. Rêve ardent. Ma main se heurte au vide. Brusquement mon cœur bat fort, mes yeux s’ouvrent grand, mes rêves se grippent. Sursaut. Je rabats le drap et me lève d’un bond. Sur le matelas vide, la forme incurvée de son corps.

Une clarté hâve pénètre dans la chambre par la porte ouverte. À la cuisine, au fond du couloir, j’entends un bruit. Je m’y précipite.
« Guerem, guerem, guerem ». La litanie gutturale du chaiwala, le vendeur de thé ambulant, déchire l’aurore. Il pousse son chariot mal huilé qui réveille tout le quartier. Il s’arrête devant la fenêtre entrouverte de la cuisine et me sourit.
« Morning, Madam ».
Je ne réponds pas. Rêve cassé. Le bruit dans la cuisine ce n’était pas celui de l’absent.
« Chaï, Madam ? » Il allonge son bras au travers de la fenêtre pour déposer une tasse dans ma main. Je sens le contact rugueux de sa peau gercée sur mon bras. Ses doigts sont glacés. Novembre et déjà le froid s’est installé à Lahore.

Il retire sa main précipitamment et se met à la frapper pour s’excuser de m’avoir touchée. La détresse ternit ses grands yeux noirs. Il s’en veut d’avoir commis cet impair. Déjà il fait volte-face et pousse le chariot aux roues mal huilées pour ne pas m’importuner davantage. Par ce froid, il est vêtu d’un simple shalwar kamiz de coton grège, rapiécé mais propre.
Juste le temps de tendre le bras et de toucher son épaule avant qu’il ne disparaisse de mon champ. Je souris. « Chaï, please ». Il revient sur ses pas et remplit une tasse qu’il dépose délicatement dans ma main. L’odeur forte du thé fumant s’immisce dans mes narines.
Dans la rue, un chat miaule et des chiens grognent. Ils se disputent un bout d’os. Je me réveille. Soudain les klaxons, soudain les rickshaws pétaradant. Il est si tôt et c’est déjà l’agression des décibels.

Le thé est sirupeux, trop sucré comme toujours. La graisse lourde du lait de buffle forme un nuage jaunâtre qui s’étend d’un bord à l’autre de la tasse. Mais j’aime les thés du chaiwala de mon quartier de Lahore. Je bois vite pour me réchauffer. Et lui demande une autre tasse. Il me la tend d’un geste aérien pour que ses doigts rugueux et gelés ne me touchent pas. J’ingurgite le thé à petites gorgées.
Ses grands yeux noirs ont retrouvé leur éclat et son visage se détend. Il attend patiemment que j’ai fini de boire. Nous ne parlons pas la même langue mais ce rite quotidien nous aide à nous connaître un peu.

Une odeur de mazout s’engouffre dans la maison. Le voisin a allumé le brasero de son restaurant ambulant. Le jour pointe à peine et déjà il commence sa tournée.
Je me retourne pour saisir quelques pièces généreuses dans mon porte-monnaie et je les lui tends. Le sourire éclatant qui se dessine sur son visage illumine ma journée. « Shoukria ». Il joint ses deux mains pour me remercier.
Son sourire a éclairé mon cœur, la chaleur de son thé a comblé le vide ressenti au réveil. L’homme est parti. Les roues du chariot produisent un grincement sinistre. La forme de son corps est encore dessinée dans le lit. Son souvenir est accroché à mes lèvres. « Salam Lahore ».

Lottie Brickert

Nouvelle dédicacée à « Chloé pour ses 26 ans »
Illustration et photo: Lottie Brickert
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4 réponses à Salam Lahore

  1. Biraud dit :

    Quel plaisir à chaque fois de vous lire .,, c’est un voyage !

  2. Biraud Marie -Christine dit :

    Avec le prénom …

  3. AGNES DESPINOIS dit :

    Très beau. la poésie l’illustration et la photo. On en voudrai encore et encore.

  4. Christine Dx dit :

    Je goutte tes délicieux écrits, merci

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