Monsieur Proust, retour au théâtre

4 mars – 5 septembre 2020 : six longs mois interminables sans théâtre. Un moment de vie inédit et jusque-là inenvisageable. De beaux instants d’émotion partagés chez Duras avec le portrait tout en délicatesse de deux âmes solitaires dans “Le square” (1), puis, une éternité plus tard, un autre portrait, tout aussi sensible, celui de “Monsieur Proust” dessiné par Céleste Albaret et Marianne Denicourt (ci-contre). Après des semaines passées en sa compagnie (2), il semblait bien naturel de suivre l’auteur de “La Recherche” sur la petite scène de la Maison de la Poésie, de rattraper avec lui ce temps si tristement perdu. Avec “Monsieur Proust”, la comédienne Marianne Denicourt, accompagnée dans son projet artistique par le comédien et metteur en scène Ivan Morane, a entrepris l’adaptation théâtrale des souvenirs de Céleste Albaret, la fidèle gouvernante de Proust, et d’en faire une lecture. Une lecture formidablement vivante, faut-il préciser. On ne pouvait rêver plus beau moment d’émotion pour sceller nos retrouvailles avec le théâtre.

Gel hydroalcoolique à profusion, placeur qui vérifie les billets avec les yeux, distanciations respectées à la lettre, spectateurs masqués… La rentrée théâtrale période Covid 19 telle qu’annoncée par le gouvernement et les médias devient soudain une réalité bien tangible. Il fallait la vivre pour y croire. Étrange expérience dont on ne sait si l’on ressortira avec l’envie de la renouveler. L’aventure s’avère être un test. A voir donc…

Sur la scène, une table et une chaise, tout simplement. Puis, la comédienne s’avance et vient prendre place. Jusque-là rien de changé. Le rite est immuable et nous voici de nouveau en terrain connu. Dans un monde où tout semble avoir été bouleversé, Marianne Denicourt nous apparaît identique à elle-même, telle que nous l’avons toujours connue : jolie brunette au sourire mutin et au beau regard vert amande. Ce jour-là, elle incarne Céleste Albaret (1891-1984) et nous raconte avec grâce et talent son “Monsieur Proust” (1871-1922).

C’est en 1914, par l’entremise de son mari en partance pour la guerre, que la jeune Céleste, alors âgée de vingt-trois ans, entre au service de l’écrivain. Engagée pour servir le café de Monsieur Proust, car il est entendu qu’elle ne sait rien faire d’autre, elle sera, en réalité, bien plus qu’une servante : la précieuse alliée, le soutien inestimable dans cette entreprise démesurée qu’est la création de “La Recherche”. En 1914, Marcel Proust a déjà publié “Du côté de chez Swann” (1913), le premier tome de “À la recherche du temps perdu”. Six autres suivront. Pendant les huit années qu’il lui reste à vivre et qu’il consacrera à la rédaction de son grand œuvre, Céleste sera nuit et jour à ses côtés, l’aidant de son mieux. Devenue sa seule confidente, elle l’assistera fidèlement dans son travail, rédigeant sous sa dictée ou insérant ses incessants ajouts, ces fameuses “paperolles” dont elle a eu la fabuleuse idée. Sa collaboration fut telle que, peu avant sa mort, elle fut faite commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres pour avoir participé intimement à l’histoire de la littérature.

Alors que Proust vit en reclus dans sa chambre devenue sa pièce d’écriture et de vie, ne sortant qu’exceptionnellement de chez lui, Céleste l’accompagne dans ses horaires étranges et ses nombreuses lubies. Elle cale sa vie sur la sienne, lui vouant une affection et une admiration sans bornes. Dévouée tout autant à l’homme qu’au créateur, un grand homme ne pouvant, à ses yeux, produire qu’un grand œuvre et inversement, elle se fait la gardienne de l’écrivain.
Elle est à ses côtés lorsqu’il met le mot “fin” à son roman tout comme, le 18 novembre 1922, lorsque le Docteur Robert Proust lui ferme les yeux.

La lecture admirable qui nous est offerte par Marianne Denicourt nous plonge, comme si nous y étions, dans la chambre de Marcel Proust, en totale intimité avec l’homme et l’écrivain. La tendresse qui émane des propos de Céleste est contagieuse et l’on se prend à rire avec bienveillance des manies du grand homme. Certaines scènes s’avèrent véritablement cocasses telles la visite de Céleste à Gide ou encore celle de Gaston Gallimard à Proust.

Dans les échanges que Céleste nous rapporte de sa relation avec Proust se dessinent une confiance et une affection toutes réciproques. Indissociable de son œuvre, Céleste apparaît même dans “Sodome et Gomorrhe”, le tome IV de “La Recherche”. Un poème que Proust lui offrit montre si besoin est toute l’estime qu’il lui portait : “Grande, fine, belle et maigre, /Tantôt lasse, tantôt allègre, /Charmant les princes comme la pègre, /Lançant à Marcel un mot aigre, /Lui rendant pour le miel le vinaigre, /Spirituelle, agile, intègre, /Telle est la nièce de Nègre.”

Voilà, la magie du théâtre a une nouvelle fois opéré. La représentation a été ponctuée de rires et de silences chargés d’émotion provenant de la salle. Du spectacle vivant pour un public masqué, mais vivant. Notre attention fixée sur la comédienne, en complète osmose avec elle, nous avons délaissé tout le reste. Le masque a même été oublié. L’expérience s’est avérée positive et quel bonheur de se dire que les portes des théâtres nous sont de nouveau ouvertes.

Isabelle Fauvel

(1)     Voir ma chronique du 16 mars   Le spectacle est de nouveau à l’affiche du Lucernaire depuis le 9 septembre.
(2)     Voir mes dernières chroniques autour de Proust et son œuvre :
Proust adapté à la scène
Le temps de lire Proust
Madame Proust

“Monsieur Proust” de Céleste Albaret. Lecture du 5 septembre à la Maison de la Poésie par Marianne Denicourt. Adaptation : Marianne Denicourt & Ivan Morane.

Ce spectacle a vocation à être repris par la suite, d’autres dates sont à prévoir.
Prochaine lecture dimanche 27 septembre dans le cadre des Correspondances de Manosque (https://correspondances-manosque.org/?s=celeste+albaret)

À lire :  “Monsieur Proust” de Céleste Albaret, souvenirs recueillis par Georges Belmont, Robert Laffont, 1973, réédition en poche (2014).

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Une réponse à Monsieur Proust, retour au théâtre

  1. Marsetti Denise dit :

    Quelle merveilleuse nouvelle ! Merci infiniment… Le coeur et le courage ont même étymologie. Comment pourrions-nous vivre sans le théâtre…

    Je vis dans les Cévennes… Et c’est loin.
    Je vous souhaite pleine réussite de tout coeur !
    Denise Marsetti.

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