La gloire du Baron Mollet est universelle

Il faudrait faire preuve d’une folle témérité ou d’une belle inconscience pour se risquer à expliquer ce qu’est la ‘pataphysique. Tout juste peut-on avec certitude en attribuer la paternité à Alfred Jarry. L’une des définitions les plus souvent citées : « La ‘pataphysique est à la métaphysique ce que la métaphysique est à la physique « , ne nous avance guère, pas plus que la formule « Science des solutions imaginaires », qui reste floue. C’est peut-être Boris Vian qui nous éclairera le mieux. L’écrivain révéla être venu à la ‘pataphysique, après avoir entendu cette réplique de théâtre (“La Belle aventure“, de Flers et Caillavet) : « Je m’applique volontiers à penser aux choses auxquelles je pense que les autres ne penseront pas ». C’est dire qu’avant tout la ‘pataphysique cherche à explorer des terres que personne d’autre avant elle n’avait fréquentées.

Avec un rituel aussi complexe que celui d’une loge maçonnique, des fastes dignes du couronnement d’un empereur de Centrafrique, une hiérarchie sans doute imaginée par l’inventeur des usines à gaz, ce collège (qu’il ne viendrait à personne l’idée de ne pas prendre au sérieux), a séduit quelques beaux esprits et quelques grands artistes parmi lesquels les écrivains Raymond Queneau, Jacques Prévert, Boris Vian, Michel Leiris, Eugène Ionesco, l’explorateur Paul-Emile Victor, le cinéaste René Clair, les artistes Dubuffet, Joan Miró, Max Ernst, Marcel Duchamp, l’universitaire Michel Décaudin, grand maître des affaires apollinariennes… et bien d’autres. Une telle liste suffirait sans doute à asseoir la renommée d’une société culte et parfois occulte.

Ce préambule trop long (mais si vous êtes arrivé jusqu’ici, c’est qu’il ne l’était pas vraiment) était utile pour évoquer un personnage lui-même hors du commun, qui fut l’un des amis très proches d’Apollinaire, à qui il vouait une grand affection, le poète le lui rendant bien. Il s’agit du Baron Mollet. Aucun globule de sang bleu ne circulait dans ses veines, et Jean Mollet (1877-1964) ne devait son titre qu’à une fantaisie toute apollinarienne. Il reste connu sous cette appellation. En mai 1959, à l’instigation de Raymond Queneau, le bonhomme dont le mérite essentiel était d’avoir croisé la route d’Alfred Jarry, fut élu en grande pompe au grade de « vice- curateur » du collège de ‘pataphysique. Une élection qui donna lieu à d’importantes festivités, en particulier un « Banquet d’allégeance »  auquel participèrent quelques-unes des personnalités citées plus haut.

On sait finalement assez peu de choses sur cet homme originaire d’Amiens, arrivé dans la capitale à 20 ans et ayant fréquenté le tout-Paris des Lettres et des arts. La lecture de ses Mémoires (1963) laisse sur sa faim. Dans son « Petit Bottin apollinarien », Michel Decaudin le présente comme « bohème ». L’article de Claude Debon dans le dictionnaire Apollinaire (chez Honoré-Champion) nous en apprend un peu plus. Le nom de Jean Mollet apparaît dans le Journal intime d’Apollinaire dès 1903. C’est lui qui présenta Picasso à Apollinaire, à l’Austin’s Bar, ce qui n’est quand même pas rien. Il fut gérant de la revue Le Festin d’Esope et participa à l’aventure des Soirées de Paris (1912-1914), tenant un peu le rôle du secrétaire et se rendant quotidiennement chez le poète. La correspondance entre les deux hommes révèle une franche et saine camaraderie.

Peu après sa mort en 1964, le collège de ‘pataphysique publia un album « en souvenir de Sa Magnificence le Baron Mollet ». Le texte, établi par la « Sous commission du Pape-Marcel », use et abuse de l’hyperbole pour vanter les qualités du grand homme. On y apprend le déroulement d’une journée de Sa Magnificence marquée par les audiences à ses collaborateurs. « On La trouve vers les onze heures déjà habillée, le nœud papillon et la pochette au port d’armes, le revers du veston éclairé de son insigne d’or en train d’achever la réussite matinale par laquelle Elle se mettait en train. » La séance se terminait « par un déjeuner au bistrot du coin illuminé par le cri d’un perroquet ». Puis  Sa Magnificence « d’un pas prudent mais d’une canne encore gaillarde, s’en allait prendre quelque autobus ».

L’album, imprimé  « sur Ordre de la sérénissime Sur-commission des Provéditeurs Généraux » nous offre quelques jolies photos des cérémonies organisées à la gloire du Baron, dont le passage à la tête du collège a paraît-il marqué l’histoire : « On dira  Le Magistère du Baron Mollet comme on dit Le siècle de Louis XIV ». Encore cette comparaison n’est-elle pas tout à fait juste puisque « Plus que Louis XIV, simple spectateur de son temps, le Baron a mené une œuvre personnelle omniprésente en tous « .

Peut-on aller plus loin dans le dithyrambe ? Apollinaire lui-même aurait vraisemblablement participé à ce concert d’éloges. Gageons que, comme pour le héros du « Poète assassiné » Croniamantal, la gloire du Baron Mollet est aujourd’hui universelle.

Gérard Goutierre

Photos du livre: GG
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6 réponses à La gloire du Baron Mollet est universelle

  1. Kate dit :

    Délicieux … une fois de plus . Merci.

  2. Victor MARTIN-SCHMETS dit :

    Vous devriez être membre du collège de Pataphysique !

  3. philippe person dit :

    Je transmets au pataphysicien Alain Zalmanski

  4. ikebana dit :

    Oh, quels temps!!!! Merci de nous les raconter encore……

  5. Alain ARTUS dit :

    Je vous signale que l’écrivain nîmois Marc Bernard (1900-1983), Prix interallié, Prix Goncourt et Prix de l’Académie française a fait, le 25 mai 1959, au cours d’une émission radiophonique, une interview de Boris Vian sur : « Qu’est-ce que la Pataphysique ? » Interview pleine d’humour et qui permet d’en « savoir un peu plus » sur la Pataphysique (?). Cette émission est consultable dans les archives de l’INA.

  6. BM Flourez dit :

    Est-on certain que sa Magnificence ne soit pas l’inventeur discret de l’œuf du même nom, que les journalistes modernes diraient éponyme pour faire savants, qui relève de la plus haute science des températures pour atteindre l’ultime simplicité ?

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