La beauté des temps morts

Et c’est Mick Jagger qui en parle. Forcément dans une tournée, tout le temps passé sur une scène n’est rien à côté du cumul des heures à se déplacer, à se reposer, à attendre. Avec plus de cinquante années de concert derrière lui, cinquante années sur à peu près tous les continents, le chanteur des Rolling Stones dispose d’une certaine expérience de la gestion des instants hors champs. C’est l’un des grands intérêts du documentaire de Paul Dugdale, que de s’attarder justement sur tous les intervalles de la tournée sud-américaine des Stones en 2016. Le film, visible sur Netflix, montre bien entendu les grands moments musicaux menés par un Mick Jagger de 73 ans, toujours taillé comme un crayon et parcourant la scène avec une agilité surprenante. Et ses acolytes, Keith Richards, Ron Wood et Charlie Watts, ne sont certes pas en reste.

Ils volent, ils jouent, ils roulent toujours, avec une santé incroyable. De toute évidence, les concerts leur font office d’assurance-vie. On les voit tout d’abord répéter à Los Angeles afin d’enlever la « rouille » qui a tendance à s’infiltrer dans les rouages. Là encore c’est Mick Jagger qui parle. Ils ne sont pas là pour décevoir, alors ils répètent, révélant à la caméra une complicité qui, malgré les inévitables brouilles, n’a pas flanché. Au Pérou, en Argentine, en Uruguay ou encore au Mexique, la foule nombreuse laisse aller son excitation, sa liesse. D’abord à l’annonce de l’événement, dans l’attente de l’événement et enfin devant la scène où ils peuvent enfin exulter. Le groupe offre également aux Cubains leur premier concert, un pays ou autrefois, le seul fait d’écouter les Stones pouvait conduire le fautif en prison. En visite à Cuba cette année-là, Barack Obama confirme même au micro que ce n’est pas une blague. Paul Dugdale nous offre pour l’occasion de longs travellings dans la capitale cubaine dont les caractéristiques multicolores enchantent l’œil.

Partout c’est la fête du rock, y compris au Brésil, pays ou Keith Richards et Mick Jagger s’étaient rendus en bateau à la fin des années soixante. « Nous n’y étions pas encore trop connus » explique en substance le guitariste légendaire, « nous pouvions nous y déplacer librement ». Pour une star à la fortune conséquente, la liberté est il est vrai, un luxe rare. C’est le tribut à payer. L’anonymat, c’est une fortune que nous sous-estimons souvent, pas eux.

Peut-être que le réalisateur a trié au montage, toujours est-il qu’il nous donne à voir, les meilleurs moments de la fête. Et ces fameuses coulisses que le chanteur intitule les « temps morts ». En l’occurrence, l’expression est loin d’être exacte tant la tension est omniprésente, tant la joie que les musiciens éprouvent à se retrouver intacts, est tangible. Voilà un demi-siècle que les Rolling Stones secouent la société, les sociétés, avec leurs textes souvent subversifs, gourmands, jouissifs. N’importe quel disque et surtout n’importe quel concert du groupe britannique est une invitation à balancer les conventions aux orties, à se jouer des normes, à s’aérer les méninges. Le « son » des Stones produit cet effet immédiat, ce bénéfique rappel à bouger, à se sentir libre, à faire choir ce nouveau tabou consistant à ne pas vivre à nos risques et périls.

Dans un de ces fameux « temps morts », on peut voir Mick Jagger et Keith Richards, en jeans et baskets dans une sorte d’annexe. Ils sont tous les deux assis.  Keith Richards entame à la guitare, les premières mesures de « Honky Tonk Women » dont il dit qu’il avait justement eu l’idée lors de son premier passage au Brésil. Les jambes allongées, Mick Jagger entonne le texte mille fois chanté avec décontraction et justesse. Et c’est là l’un des précieux moments du documentaire. Les deux hommes s’y accordent avec un bonheur longuement rodé. Des temps morts comme cela, on en redemande, tout comme celui où l’on voit Ron Wood révèlant son talent sur une toile avec une paire de pinceaux.

Il y a ce qui précède le concert, le concert en lui-même et l’après concert. Tout ressemble à une fête qui ne s’arrêterait jamais. C’est là toute l’embrouille du film que de nous y faire croire. Et comme il est bon de se laisser berner par cette idée que les temps morts seraient systématiquement une chance.

 

PHB

« Olé Olé Olé!: A Trip Across Latin America » sur Netflix

Photo d’ouverture: détail du microsillon « Black and blue ». Illustration 2: photo d’écran. Crédits: PHB
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2 réponses à La beauté des temps morts

  1. ISABELLE FAUVEL dit :

    Merci, Philippe, je vais regarder. Votre engouement est contagieux !

  2. BIRAUD Marie-Christine dit :

    Bonjour Philippe et merci pour le choix de votre article .
    En fait je suis une fan des Stones depuis leur début , même à l’époque où beaucoup préféraient les Beatles …..Je les trouve intemporels !
    Vous racontez avec tellement de précisions et de couleurs ce que contient ce documentaire que j »ai l’impression de les voir et de les suivre dans leurs péripéties et de ressentir l’ambiance dans ces pays …
    Et c’est bien la 1 ère fois que je regrette de ne pas avoir d’abonnement Netflix car vous donnez vraiment envie de le voir.

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