Deux grands reporters au pays des Soviets

Le recto trop austère cache bien son jeu. La quatrième de couverture (ci-contre) suscite au contraire l’envie d’en savoir plus, avec un lumineux tirage de Robert Capa et un résumé prometteur. Car à l’été 1947, l’écrivain John Steinbeck (1902-1968) et le photographe Robert Capa (1913-1954) décidaient d’aller visiter l’Union Soviétique malgré tous les ennuis qu’on leur avait promis. L’affaire s’était scellée dans un bar de New York, après moult cocktails. Si abondamment servis que Steinbeck précisait dès son premier chapitre que le barman était pour ainsi dire partie prenante du projet. C’est bien à deux cependant qu’ils s’envolèrent de Helsinki (Finlande) pour Moscou, munis de certaines autorisations. L’association de ces deux grands talents bien décidés à rapporter tout ce qu’ils verraient, a produit un livre captivant, pour la première fois traduit et publié dans son intégralité chez Gallimard. L’ouvrage est un genre de combo puisque l’œil de Steinbeck fait qu’il contient en outre, une sorte de reportage plein d’humour sur les us et coutumes de Robert Capa.

Ainsi, dans la chambre d’hôtel moscovite qu’ils ont partagée dès le départ, l’écrivain américain a pu constater -et déplorer- que Capa pouvait occuper la baignoire commune jusqu’à s’y endormir. Que le photographe s’inquiétait comme d’une mère poule de son matériel, de ses appareils et de ses dizaines de rouleaux de pellicule. Qu’il n’avait pas son pareil pour piquer des livres chez certains de leurs hôtes et que sa convoitise pouvait s’étendre jusqu’aux épouses des confrères américains stationnés sur place. Il n’en reste pas moins qu’après quarante jours de compagnonnage au pays de Soviets, il apparaît évident, sous la plume du formidable Steinbeck, que leur amitié résistait à tout, y compris aux verres de Vodka qu’en Ukraine, on leur servait dès le petit-déjeuner.

Soixante-seize ans plus tard, actualité aidant, il est doublement intéressant de suivre ce grand reportage assez encadré, ce dont les deux hommes n’étaient évidemment pas dupes. Mais ce qu’ils voulaient était davantage de rentrer au contact des populations et pas d’aller chercher des secrets militaires. Disposition qui devait détendre leurs encadrants même si la censure, au bout du voyage, trouva bon de retenir quelques négatifs. L’humanisme de l’auteur des « Raisins de la colère » était telle, sa capacité -tout comme son complice- à écluser force verres de vodka, ont fait que dans l’ensemble leur voyage s’est déroulé sans problèmes graves.

De la sensibilité des deux voyageurs, à ce qu’ils perçoivent de tous leurs sens, résulte un livre bon à reparcourir dès la dernière page tournée. D’autant on l’a dit, que l’actualité s’invite à chaque tournant, aiguisant notre curiosité. Truffe au vent, aux aguets, Steinbeck et Capa ont ainsi noté un net changement d’ambiance dès leur arrivée en Ukraine. Le pays était en ruine, les femmes et les enfants  partis aux champs tellement on ne comptait plus les hommes morts ou blessés au combat. L’armée allemande chassée par l’armée rouge avait tout cassé et Steinbeck notait pourtant l’ardeur de la population à reconstruire leurs maisons, leur gaieté singulière par rapport aux moscovites, mais aussi leur peur d’être envahis de nouveau, incidemment par l’Amérique. Ils étaient accueillis avec chaleur dans les fermes et c’est là qu’on leur faisait absorber d’importantes quantités de nourriture et de boisson, au point que les deux reporters connaîtront quelques matinées difficiles.

En compagnie de ces deux fortes personnalités, on se laisse sans effort bringuebaler dans les véhicules les plus variés, jusqu’en Géorgie, région qui n’a pas été touchée par la guerre et qui faisait semble-t-il figure de pays de cocagne, riche et ensoleillé. C’est à partir de là que Steinbeck commence à renoncer à la vodka et à la remplacer par la bière. Et nous lecteurs, par effet d’irradiation sans doute, profitons aussi de ce lever de pied. En continuant à nous instruire car, faut-il le préciser, ce « Journal russe » est riche d’informations tout en laissant finement au lecteur, la liberté de faire des déductions.

Il se trouve que le livre contient aussi un court texte de Capa en forme de mise au point, ce qui est bien le moins pour un photographe. Avec le même humour que son collègue de circonstance, il pointe qu’en plus de ses quatre appareils photographiques embarqués, il compte également pas moins de quatre Steinbeck à ses côtés au fur et à mesure de la journée et de la variation des humeurs. « S’il y a une jolie fille dans une soirée, raconte-t-il par exemple,  il affiche fermement sa volonté de me protéger et choisit la place qui me sépare de la jolie fille ». Cette courte intervention de quatre pages ne constitue d’ailleurs pas un chapitre mais une « plainte justifiée » à propos de quelques broutilles dues le plus souvent au niveau d’alcoolémie de son compagnon.

Steinbeck écrivit à la fin que leur journal ne plairait « ni à la gauche ecclésiastique, ni à la droite populaire. Celle-là dira qu’il est anti-russe, celle-ci qu’il est pro-russe ». C’est là la marque d’un bon reportage, non pas objectif mais honnête.

PHB

« John Steinbeck, Journal Russe », photographies Robert Capa, Gallimard 38 euros

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Une réponse à Deux grands reporters au pays des Soviets

  1. jmc dit :

    Mais ça donne très envie!
    Merci cher Phlippe.

Les commentaires sont fermés.