« Il faut qu’on parle, sinon… »

Sur la couverture de son numéro 589, pour la semaine du 16 au 30 novembre 1991, La Quinzaine littéraire avait choisi d’évoquer le journal intime d’Apollinaire à l’occasion de la sortie d’un livre sur le sujet. Et la gazette dévoilait un mystère. Qu’avaient bien pu se dire Guillaume Apollinaire et son ami André Rouveyre lors d’un célèbre court-métrage muet réalisé le 1er novembre 1914?

Il paraît, révèle ainsi le journal, que des spécialistes avaient mobilisé des sourds-muets pour qu’ils puissent lire l’échange verbal sur les lèvres des protagonistes. La tentative avait été « infructueuse ». Mais l’auteur de l’article, Jean-Jacques Lefrère,  fait état à la fin de son texte d’un dîner entre André Rouveyre chez la femme de lettres Florence Gould, dîner au cours duquel il lui fut demandé la délivrance du mystère. Celui-ci prévint d’emblée que les propos avaient été d’une « totale banalité ». Rouveyre avait selon lui commencé par cette question: « Qu’est-ce qu’il faut qu’on dise » et Apollinaire s’était limité à répondre: « Il faut qu’on parle sinon on va avoir l’air con ». Au cinéma, lorsque l’on demande à des figurants de faire semblant de parler en arrière-plan, ils ne font que bouger les lèvres, ce qu’il est convenu d’appeler le langage « poisson ». Les deux compères ont donc improvisé.

Ce journal intime a été présenté et annoté dans un livre réalisé par Michel Décaudin, éminent spécialiste de l’écrivain (et de quelques autres). Ce carnet d’Apollinaire avait tardé à paraître car sa veuve, Jacqueline, ne tenait pas à ce qu’il soit rendu public tant que trop de personnes citées pourraient s’y reconnaître. Lorsque l’ouvrage paraît aux éditions Limon, il fallait bien toute l’érudition, toute la science de Michel Décaudin pour en faire apprécier toutes les finesses.

Un des points les plus intéressants de l’ouvrage vient d’un commentaire sur le travail de son ami Pablo Picasso, comme le mentionne la Quinzaine. Apollinaire y évoque un « langage que nulle littérature ne peut indiquer, car nos mots sont faits d’avance ». On ne peut que s’incliner devant cette phrase dont la tournure vise aussi justement l’intention.

Le journal intime contient outre des poèmes, beaucoup d’anecdotes comme un projet de duel ajourné entre Max Jacob et l’un de ses contempteurs car l’un des témoins, André Salmon, avait fumé du haschich et oublié l’échéance. On peut aussi y lire quelques vacheries, notamment à l’égard de Marie Laurencin mais l’auteur se doutait-il que son cahier serait un jour publié, rien n’est moins sûr.

En fait la notoriété et l’importance d’un homme font qu’à terme tout peut être mis sur la place publique comme certaines lettres à Lou pour lesquelles il avait pourtant été spécifié qu’elles devaient rester secrètes. L’exhumation d’une façon générale requiert une certaine distance, du tact et aussi de l’indulgence ce qui est le cas de la plupart des amateurs d’Apollinaire lesquels ne se sont probablement pas offusqués de la lecture de certains détails comme une chaude-pisse contractée après une rencontre de fortune, pas plus qu’ils ne se seront attardés sur les éléments de facturation de sa blanchisserie. C’est toute la joie d’un bazar que d’y trouver de tout.

Quant au détail relatif à l’échange rapide entre les deux amis lors d’un micro-tournage, il apporte une petite saveur appréciable à son visionnage. Et nous continuerons de rêver à l’apparition d’une nouvelle bobine surgie d’une malle oubliée.

PHB

« Apollinaire Journal intime 1898-1918 » Annoté et présenté par Michel Décaudin
Éditions Limon

Affiche: ©Madeleine Ravary

PS: On notera avec intérêt qu’un spectacle autour des Mamelles de Tirésias, drame surréaliste écrit par Guillaume Apollinaire, sera donné le 25 juin au Ciné 13 Théâtre à l’occasion du centenaire de la représentation, dans une version condensée avec des décorations d’origine de Serge Férat.

La précédente représentation avait eu lieu en 2011 à l’Opéra Comique, chroniquée sur Les Soirées de Paris

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