Ceija Stojka : peindre l’inconcevable

Comment raconter l’indicible, comment représenter l’horreur dans ses formes les plus inhumaines ? Ces questions, Ceija Stojka (1933-2013) y a répondu sur le tard, quarante ans après avoir survécu à trois camps de concentration nazis où elle a été successivement déportée entre 10 et 12 ans, pour le seul crime d’être Rom. Auschwitz-Birkenau, Ravensbrück, Bergen-Belsen, drôles d’endroits pour grandir, acquérir des valeurs d’humanité et se forger une image du monde. La petite Ceija, en est sortie vivante avec sa mère, a retrouvé une partie de sa famille (90% des Roms et Sintis autrichiens ont été exterminés), et a repris une vie « normale ».

Elle aura trois enfants et sera marchande ambulante de tissus puis de tapis à Vienne. Mais cette mémoire enfouie finit par resurgir portée par un besoin de témoigner irrépressible et une intense créativité. Sans aucune formation, peu d’école et aucun enseignement artistique, Ceija Stojka, entreprend à plus de cinquante ans, de raconter avec des mots puis avec des couleurs, toute cette horreur emmagasinée en elle et qui ne demande qu’à resurgir. Cette démarche salvatrice contre l’oubli et le déni, contre le racisme ambiant en Autriche et une extrême droite jamais très loin, s’enclenche par la rencontre avec Karin Berger, chercheuse et documentariste autrichienne, qui lui apporte son soutien. Elle lui a notamment consacré deux documentaires « Portrait d’une romni » en 1999 et « Sous les planches, l’herbe est plus verte » en 2005, visibles à l’exposition qui se tient à la Maison Rouge.

L’exposition, ô combien indispensable, met en lumière cette artiste hors du commun et peu connue en France en dehors du champ des études tziganes. On en sort ahuri et profondément bouleversé. Éblouis par la splendeur des dessins et des peintures et effondrés par ce face à face avec la cruauté et la perversité extrêmes des bourreaux à laquelle on ne s’habitue jamais. D’un côté l’expression d’une vitalité et d’une humanité jamais prises en défaut et de l’autre une déshumanisation totale. Et toujours ces sempiternelle questions : comment survivre à la noirceur de la barbarie et comment garder en soi tant de lumière.

Du reste, si les panneaux placés à l’entrée de l’exposition ne nous rappelaient pas la tragédie des Roms et Sintis autrichiens, avant, pendant et après l’occupation nazie, un premier regard sur les salles d’expo pourrait faire croire à quelque chose de très joyeux. De la joie, il y en a en effet dans la première salle ou est évoquée la vie nomade d’avant la sédentarisation forcée au moment de l’Anschluss (1938-39). Une vie idyllique en harmonie avec la nature, tout un pan de la culture rom sans doute idéalisée mais à jamais disparue. Les couleurs sont vives, la touche rapide, le style pourrait être qualifié de naïf si le propos n’était pas si terrible. Car très vite apparaissent les signes bien reconnaissables de l’horreur en marche, croix gammées, fusils, chiens, et parce que les représentations le sont toujours à hauteur d’enfant, bottes. Des bottes qui parfois occupent toute la toile, symboles de l’écrasement impitoyable de la machine nazi.

Auschwitz 1944, 2009 © Ceija Stojka, Adagp, 2017. Collection Antoine de Galbert

Le parcours est organisé suivant un ordre chronologique qui n’est pas celui de la réalisation des œuvres mais celui des étapes vers l’enfer puis de la libération. Après le « monde d’avant » : la traque et la déportation. Les couleurs deviennent plus froides, voire disparaissent au profit de dessins à l’encre, que Ceija Stojka appelait ses œuvres ombres par opposition à ses œuvres claires. A noter le tableau magnifique (voir ci-contre) représentant des yeux terrifiés au travers d’un entrelacs de branches. Avec au dos, des dessins et inscriptions, car l’artiste a souvent marqué ses œuvres de signes graphiques et de mots, sur et au revers, comme pour dire davantage son propos. Puis vient le cœur de l’œuvre et de l’exposition : l’expérience des camps. Barbelés, cadavres, fumée des cheminées, SS, neige, sont les signes récurrents de l’enfer quotidien représenté sous forme d’encres et de peintures acryliques sur carton ou toile.

Descriptions macabres, retranscriptions précises de ses souvenirs se mêlent à des représentations symboliques de ses cauchemars : œils gigantesques, ciels immenses peuplés de corbeaux. Et, ici et là, un brin d’herbe qui repousse ou des arbres à l’extérieur des camps, signes d’espoir. Car avec sa mère, elles sont toujours restées du côté de la vie malgré des conditions stupéfiantes. La dernière partie est celle du retour à la vie, après un voyage douloureux de presque quatre mois pour rejoindre Vienne. Les œuvres ne sont pas totalement apaisées mais retrouvent les couleurs et les thèmes de la nature, de la vie au grand air et de la singularité rom, vues au début de l’exposition. Mais ces moments heureux, souvent sous l’égide de la vierge Marie, sont teintés de la crainte d’un retour de l’horreur.

L’œuvre peint ou dessiné de Ceija Stojka, réalisée en une vingtaine d’années, sur papier, carton fin ou plus rarement toile, compte plus d’un millier de pièces. Elle peignait tous les jours dans son appartement viennois, travaillant les fonds à la main, peignant au doigt ou avec un pinceau chargé de matière. Elle a aussi beaucoup écrit, poèmes, prose, et laisse un grand nombre de carnets publiés d’abord en Autriche et peu à peu traduits en français. Ce qui frappe en parcourant l’exposition c’est la dignité de sa démarche qui ne fait jamais de nous des voyeurs et ne nous entraîne pas dans une spirale de haine. Elle nous invite surtout à réfléchir. Son récit des mois passés à Bergen-Belsen dans le documentaire de Karin Berger est à la fois insoutenable et indispensable pour qui est déterminé à comprendre jusqu’où peuvent aller la fois la barbarie et les capacités de résistance de l’être humain. Notamment, la relation des captives avec les morts, avec qui elles cohabitent psychiquement et physiquement et avec qui elles fraternisent en quelque sorte, pour se nourrir (des lainages), s’abriter, etc…est juste ahurissant. Tirant leurs seules chances de survie des cadavres (elle n’utilise jamais le mot) amoncelés, elles semblent avoir séparé les corps des esprits pour mieux leur garder leur humanité. Ce souci d’humanité est le moteur de la démarche de Ceija Stojka qui a exprimé la violence de ses souvenirs, la douleur, la peur constante, en une œuvre tragique et lumineuse qui nous sidère. On en ressort bouleversés mais pétris d’admiration.

Marie-Françoise Laborde

Sans titre, 2003, craie et acrylique sur papier. © Ceija Stojka, Adagp, 2017. Courtesy collection privée, Paris

Ceija Stojka (1933-2013) « Une artiste rom dans le siècle »
Jusqu’au 20 mai 2018 à la Maison Rouge, qui présente en parallèle l’exposition Black Dolls, 10 boulevard de la Bastille, Paris 12e

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