La piste

Illustration: LSDPToute lumière était perdue. La nuit venait de neutraliser le décor. Le désert s’était dissout dans un noir total. Albert se résigna et s’effondra sur place pour passer la nuit avec une toile de tente déchirée en guise de couverture.

Cela faisait deux jours qu’il errait sans boussole dans cet univers comparable aux photos que les sondes envoient de la planète mars. Sauf un vague relief au loin sur la gauche, l’ensemble était rigoureusement plat. Le sol granuleux ne proposait qu’un rouge presque uniforme au regard. Citadin sans ses repères habituels, Albert s’était perdu. Il n’aurait même pas su comment retrouver sa voiture s’il avait décidé de se laisser mourir dedans. Il lui restait un demi-litre d’eau dans une bouteille en plastique, quatre tablettes à mastiquer contre la mauvaise haleine, un briquet et des lingettes démaquillantes, c’est dire s’il se sentait paré pour affronter une situation absurde tout autant que mortifère.

La tête calée dans les mains, il s’endormit néanmoins. Vaincu par une obscurité qu’il avait tenté d’amadouer avec la flamme de son briquet et qui n’avait au final éclairé que sa main. Avant de sombrer dans un sommeil qui s’annonçait précaire, il s’était juré un retour glorieux si jamais il s’en sortait tout en étant conscient que c’était toujours ce genre de choses que l’on se promettait dans ces cas-là.

L’aube vint comme par un interstice de store céleste. Une faune invisible, faite de reptiles et d’insectes avait entamé son activité diurne avant même qu’Albert ne se réveille. Mais quand le premier rayon du soleil lui piqua la joue, ce monde microscopique avait déjà fui la canicule à venir dans des terriers inconnus.

Il laissa la chaleur le gagner. Avec ses lunettes de soleil, il avait l’air d’un noctambule aviné reprenant progressivement conscience sur une plage d’estivants. Il but un peu d’eau, chercha une cigarette dans un paquet qu’il savait pourtant vide et commença de s’interroger sur la décision à prendre.

Albert cherchait un indice sur le sol mais ce qu’il ne savait pas c’est qu’il était assis dessus. S’il avait pu prendre un peu de hauteur, il l’aurait vu tout de suite. Mais au sol, dans cet univers à l’uniformité mathématique, tout début de contraste se dissolvait dans la panique. Pourtant un maigre nuage poussé par on ne sait quel vent d’altitude lui fit comprendre qu’il avait dormi sur une piste. Et maintenant qu’il avait compris cette information importante, il discernait très bien qu’elle s’en allait en zigzaguant.

Illustration: LSDP

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Il prit la piste à gauche sur un coup de poker. Une piste ça va forcément quelque part, qui sait, il croiserait peut-être des gens ? Il se sentait maintenant  mille fois moins perdu et à l’intérieur de lui-même se jouait un fameux concerto pour Mandoline de Domenico Caudioso. La joie lui lessivait les poumons de toute la poussière accumulée.

Au terme d’une longue, très longue journée de marche, bordée d’un environnement tout juste bicolore, il discerna un point puis une sorte d’image géométrique. Le rétrécissement logique de la distance au fur et à mesure qu’il progressait, lui fit comprendre que c’était un toit.

Soit une baraque faite de bois, de tôles, et de plaques plastiques de récupération, dont on aurait pu spéculer sur l’abandon si l’intérieur n’avait pas été aussi propre, avec un parquet encore humide de l’eau jetée, pour faciliter le passage du balai sans lever la poussière. Tout cela était un peu étrange mais pas autant que le grand réfrigérateur qui semblait émettre, par un vibrato discret, des palabres secrètes en boucles régulières.

On ne discute pas d’une aubaine quelles qu’en soient ses auspices et Albert se servit un grand verre de bière tchèque qu’il avait tirée de la contre-porte du frigo. A dose raisonnable, un verre de bière est un point d’ancrage contre lequel butte vainement l’adversité, tous les amateurs avertis le savent et Albert étaient de ceux-là. Du moins les ennuis devraient-ils patienter, ce qui l’encourageait à savourer la boisson sans hâte. Cette situation n’était pas absolument rationnelle mais, s’il fallait s’affoler à chaque fois que les matérialités tanguent un peu dans l’improbable, on y perdrait ses nerfs.

La pluie tombait sans discontinuer sur le boulevard des Capucines. Il était près de vingt trois heures et les serveurs s’apprêtaient à vider la terrasse de son mobilier, signe d’une fermeture imminente. Il allait aussi falloir réveiller sans le brusquer ce client qui s’était endormi devant une soupe à l’oignon désormais bien froide.

PHB

Illustration: LSDP

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3 réponses à La piste

  1. jmc dit :

    Excellent. On est pris d’un caprice sentimental, on exige que cet Albert-ci soit le petit-fils d’Albert le Grand, je veux dire le protagoniste du Château d’Argol…

  2. de FOS dit :

    J’adore. Encore !

  3. Witt dit :

    Superbe…

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