Dernier vol

Avion monomoteur. Photo: PHB/LSDPSur l’aérodrome déserté il n’y avait plus que des moustiques et, encore loin derrière, un convoi hostile de guerriers roulant à vive allure. Sa montre moderne indiquait une température affolante de près de quarante degrés avec un taux d’humidité idéal pour un crapaud. Jérôme agitait une branche feuillue devant son visage pour décourager les insectes rendus ivres par toute la surface de cette proie inattendue.

Son pas était délibérément lourd afin de contrer un début de panique qu’il sentait venir depuis un moment. Il actionna si fort la porte du hangar que l’édifice rouillé protesta en branlant ses tôles. L’odeur d’essence et d’huile qui saturait l’atmosphère confinée eut pour effet de décourager un instant les moustiques ce qui lui donna le temps de grimper dans le petit monomoteur que l’on devinait blanc et bleu sous la poussière, avec un nez rouge. Il referma la porte sur lui en même temps que les vitres de la cabine de pilotage s’opacifièrent d’insectes frustrés. Jérôme éprouvait la sueur qui dégoulinait dans son dos et entre ses cuisses. Il se sentait comme en plongée.

Il n’y avait pas de temps à perdre. Juste après avoir jeté un œil la jauge à essence, il actionna le démarreur et les pales des hélices se déclenchèrent sans à-coup. Jérôme engagea l’appareil sur la piste de terre rouge et après quelques secousses, il s’arracha du sol avec l’idée de gagner au plus vite dix mille pieds (trois mille mètres environ) afin de passer sans encombres la petite chaîne de hautes collines qui barrait l’horizon de ce pays à jamais maudit.

Très vite, de l’air frais pénétra dans la cabine par les deux buses et Jérôme se sentit sécher, en même temps qu’une sensation de soulagement lui fit saisir dans sa poche poitrine, la cigarette que l’on fume après avoir échappé aux loups. Ce ne serait toujours pas aujourd’hui et probablement pas demain qu’il se ferait hacher la poitrine à la mitraillette par des rebelles rancuniers. Il en avait marre de ce climat et rêvait d’eau fraîche, de pâturages, d’automne et de champignons.

Dans cette zone géographique à la démographie sinistrée par la guerre civile, son vieil avion disposait d’une autonomie importante. Dans quelques heures il ferait un nouveau plein sur un aérodrome de sa connaissance, où avec de la chance, il pourrait boire quelque chose de glacé au comptoir entouré de gens quasi-civilisés. Il reprenait confiance. A tort.

Photo: PHB/LSDP

Photo: PHB/LSDP

Son avion fut abattu moins de dix minutes après le décollage. Il réussit néanmoins à le poser dans une végétation jaune paille où un talus eut raison d’un train d’atterrissage censé en avoir vu d’autres. Jérôme savait qu’il venait de voir son dernier espoir s’évaporer. Il n’y aurait ni peloton, ni verre du condamné. On l’exécuterait facilement dans le premier fossé venu et on le laisserait là, finir en carcasse à charognard comme un zébu de seconde classe.

Il avait décidé de ne pas courir encore et d’attendre la suite des événements le dos calé à l’ombre de la carlingue. Jérôme pensait à ce petit coin du Maine et Loire où son père l’emmenait pêcher à l’aube. Le dimanche, ils étaient tous les deux dans cette embarcation de bois à fond plat, baptisé l’Amarante. Son père ne disait jamais grand-chose. Mais il en avait un très bon souvenir. Il se disait que ce à quoi il fallait croire désormais, c’était que quelque part, derrière un rideau inconnaissable, l’attendait amarré l’esquif de l’enfance. Et il y aurait surtout son père, souriant, bien assis sur le banc de nage. Ce serait si bête de le faire attendre et de rater une si belle occasion de mourir.

PHB

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2 réponses à Dernier vol

  1. Witt dit :

    J’adore…

  2. La Jeanne dit :

    Amarante, comme larguer les amarres, prendre le large, se laisser embarquer dans cette relation de confiance où le silence et le mouvement sont au ralentis, balancés, bercés au rythme de l’onde dans cet espace privilégié, suspendu entre deux rives….Il est drôle ce nom quand on sait que cette adventice mène la vie dure à Monsanto, grand producteur d’OGM….Force de vie tranquille, elle ne s’est pas départie de ses origines et continue à mettre la Vie là où l’homme a tenté de la modifier, pour ses propres intérêts, spéculatifs, abusifs, subversifs…Je dis Vive et que Vive l’Amarante, messagère indigente de ce monde invisible…
    Quand cesserons-nous de porter crédit aux apparences…il y a en elles (comme en chacun) tellement plus de force qu’on ne pourrait l’imaginer….Foi d’âme-marante

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