Jean-Philippe Toussaint nous refait une scène

Football. Illustration: PHB/LSDPEvidemment, être la chroniqueuse par laquelle Les soirées de Paris s’enrichirai(en)t d’une rubrique « Sports » constituerait une sorte d’acmé. L’alibi semblait tout trouvé avec le nouvel opus de Jean-Philippe Toussaint, sobrement titré « Football ».

Sitôt vu, sitôt porté à la caisse de la librairie. Non, non, je n’ai pas acheté un livre sur le foot. J’ai acheté un livre de Jean-Philippe Toussaint. Un genre de réflexe – même si j’avais assez facilement résisté à la tentation de « La mélancolie de Zidane », il y a quelques années. Mais mon nouvel achat a beau être paré de la sobre couverture blanche, bleue et noire des Editions de Minuit, je n’ai pas non plus acheté un livre intello. D’ailleurs Jean-Philippe Toussaint prévient dans une épigraphe sans ambiguïté : « Voici un livre qui ne plaira à personne, ni aux intellectuels, qui ne s’intéressent pas au football, ni aux amateurs de football, qui le trouveront trop intellectuel. Mais il me fallait l’écrire, je ne voulais pas rompre le fil ténu qui me relie encore au monde ».

Laissons à l’auteur la responsabilité de cette séparation infranchissable entre penseurs et footeux, car de ces quelques lignes, il faut surtout retenir la dernière phrase : Jean-Philippe Toussaint, avec la légèreté grave qu’on lui connaît, donne au bout d’une centaine de pages tout le sens qu’il accorde à son métier d’écrivain. Ecrivain qui, de façon non accessoire, aime le foot ou du moins, l’aimait suffisamment pour faire le tour de la planète au gré des coupes du Monde mais il y a radicalement renoncé pour ce qui semblait être une édition d’exception, « Brésil 2014 ».

Après les souvenirs joyeux des matchs boueux de l’enfance bruxelloise et les aveux assumés de régression intellectuelle « Je suis de parti pris, je suis hargneux, véhément, combatif, j’insulte l’arbitre… »), les errances de l’auteur entre deux stades et quelques centres de conférences universitaires nippons en 2002 sont charmantes. Elles emportent à la fois le regard ébahi de l’Occidental sur un pays où il n’a effectué que de brefs séjours, l’enthousiasme du supporter (de l’équipe belge mais pas seulement) et la découverte par tout un archipel de la frénésie qu’engendre le ballon rond, longtemps resté à la grande marge de la culture locale. Tout ce voyage pourrait se résumer à ceci, à l’occasion d’une rencontre Japon-Belgique : «  J’espérais que les Japonais auraient l’exquise politesse de ne pas nous battre et que nous aurions l’élégance de ne pas en profiter pour gagner ».

Jean-Philippe Toussaint était parti au Japon pour le compte de deux grands journaux européens : Libération et la Frankfurter Rundschau. Il en reprend ici l’essence. C’est donc charmant, mais pas essentiel.

Dans ces mêmes pages, Toussaint en profite pour distiller sa vision de son métier d’écrivain. Voici justement « ce fil ténu » qui le relie au monde et que des lucioles vont lui révéler au début de l’année 2014 alors qu’il traverse une période d’incertitude et d’abattement. Ce sont les vingt dernières pages du livre et elles résonnent avec une acuité particulière dans la période agitée que nous vivons : « Mon travail d’écrivain, c’était simplement m’efforcer d’affirmer une voie humaine possible, un chemin, une attitude, une finesse, une ténuité, une douceur, une dignité ».

Renonçant à rejoindre le Brésil pour la Coupe du Monde, Toussaint se replie en Corse et raconte les images intimes qui constituent son travail d’écriture. Il y évoque notamment deux scènes mythiques de son œuvre – chacun de ses livres en comporte une : la fuite à moto dans « Fuir » et la galopade incontrôlée d’un pur-sang sur le tarmac de l’aéroport de Narita battu par un orage d’anthologie. Dans sa maison des montagnes de Barcaggio, il savoure le temps de journées que ne perturbent ni la télévision, ni la radio, ni Internet. Sevrage technologique et footballistique sévère. Jusqu’au jour où tel l’accro en manque qui fouille tous les placards pour découvrir un fond de mauvais alcool, Toussaint découvre l’existence du streaming.

Photo: PHB/LSDP

Photo: PHB/LSDP

Il visionne, en douce, d’abord seulement les buts de la veille, « le premier relâchement de vigilance coupable ». Parce que de fil en aiguille, il va replonger jusqu’à s’abonner et s’adonner à « beIN SPORTS CONNECT ». Il en décrit même le mode d’emploi précis comme pour justifier de la légalité absolue de sa nouvelle drogue. C’est ainsi que dans les toutes dernières pages de « Football », la demi-finale qui opposa l’Argentine aux Pays-Bas, fournit au livre « la » scène frénétique devenue l’une des figures du style Toussaint. Dans un registre que renieraient sûrement intellectuels et amateurs de football et qui ne justifierait en rien la création d’une rubrique « Sports » dans les pages des Soirées de Paris…

Marie J

« Football ». Jean-Philippe Toussaint. Ed de Minuit. 123 pages

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