Une exposition séquentielle où chaque œuvre est prédite par celle qui la précède et annonce celle qui la suivra, tel un jeu de dominos mené de bout en bout sur deux étages des Galeries nationales du Grand Palais. Une scénographie inhabituelle qui consiste à présenter sans thématique, ni chronologie, ni logique historique ou géographique, des œuvres que l’on ne réunit pas d’ordinaire dans une exposition. Voici brièvement présentée l’expérience artistique inédite proposée par une institution parisienne que l’on a connue plus conformiste dans l’organisation de ses manifestations. (Illustration ci-dessus: « Les Origines de Pollock », 1967. Erro. Photo: VM)
« Carambolages » ambitionne de bousculer le visiteur dans ses habitudes et de le mettre à contribution. Carambolage ? Comme le coup au billard qui consiste à toucher avec une seule boule deux autres boules ou comme le choc de plusieurs véhicules entre eux ?… Au visiteur de choisir entre ces deux acceptions celle qui conviendra le mieux à l’expérience qu’il aura de cette exposition exceptionnellement novatrice dans son concept et sa scénographie.
Dans une première salle – sorte de sas de mise en condition –, sont inscrits quatre mots en lettres lumineuses : «Listen to your eyes», écoutez (avec) vos yeux. Cette invective est loin d’être fortuite et constitue une sommation à n’écouter que ses propres sensations et à laisser grandir son imagination face aux œuvres qui vont être présentées. Oubliées les connaissances que nous avons de l’histoire de l’art, oubliées les idées préconçues, nous sommes ici pour réapprendre à voir une œuvre pour ce qu’elle nous livre en tant que tel, pour ce qu’elle fait naître en nous.
L’exercice est loin d’être si facile qu’il y paraît… à moins de consentir à voir avec nos yeux d’enfant et d’accepter sans réticence la proposition qui nous est faite de nous réapproprier notre rapport individuel à l’œuvre. «Nous avons voulu ne pas imposer un savoir sur l’art, ne pas dire voilà ce que vous devez voir», explique Jean-Hubert Martin, commissaire d’exposition. «Le voisinage d’une œuvre avec une autre crée des associations d’idées, des carambolages visuels et ouvre la voie à l’imagination.»
En 1989, alors que la chute du Mur de Berlin mettait fin à la partition Est-Ouest du monde, l’exposition «Les Magiciens de la Terre» (Pompidou et La Vilette), sous la houlette du même Jean-Hubert Martin, tentait de faire voler en éclat la fracture Nord-Sud dans l’art. Par la confrontation dans un même espace de célébrités du monde de l’art et d’artistes inconnus, l’exposition mettait pour la première fois sur un pied d’égalité les œuvres occidentales et celles originaires de ce que l’on appelait encore le Tiers Monde. « Les Magiciens de la Terre » sont restés dans les annales de l’histoire de l’art car ils ont révélé les arts contemporains d’Asie, d’Extrême-Orient, d’Afrique, d’Amérique latine, mais aussi l’art des Inuits et celui des peuples du Pacifique. L’exposition a fait l’objet de vives controverses car son objectif ne consistait pas seulement à montrer l’universalité de l’acte de création, mais à tenter d’introduire un dialogue interculturel entre des arts historiquement séparés.
Vu sous cet angle, « Carambolages » se situe dans la filiation naturelle des « Magiciens de la Terre ». Se côtoient en effet dans les vitrines ou sur les cimaises des céramiques, statuettes, crânes sur-modelés, vêtements ou ustensiles usuels et des œuvres de grands et de moins grands artistes occidentaux réunis dans un méli-mélo formel et subjectif. « Carambolages » emprunte aussi à «Une image peut en cacher une autre» (au Grand Palais en 2009). Jean-Hubert Martin se trouvait là encore derrière l’organisation, et, pour ceux qui l’auraient vue, il y a sûrement puisé l’idée des analogies formelles que l’on retrouve dans « Carambolages ».
L’une des premières questions qui vient à l’esprit du visiteur est comment les organisateurs ont-ils fait pour sélectionner les œuvres ? Elles ont été choisies pour leur caractère intrinsèque, répond le commissaire, pas parce qu’elles pouvaient s’associer entre elles. Chacune des œuvres étant réputée pouvoir intriguer le visiteur. Jean-Hubert Martin avoue avoir pris une douzaine d’années pour réfléchir à une telle exposition. L’idée de l’association sur le principe du jeu de marabout-bout de ficelle-selle de cheval ne s’étant pas imposée immédiatement, mais a été conçue au fur et à mesure parce qu’il fallait bien organiser les œuvres entre elles. Justement, Carambolages n’est-elle pas une exposition un peu trop «intellectuelle» pour une expérience qui se veut débarrassée des contingences mentales ? Dans la salle, l’effet est diversement vécu par les visiteurs. «Embarrassant», «déroutant au début», «étonnant», «amusant», disent certains. D’autres ne rentrent pas du tout dans le jeu et se disent perplexes d’avoir à lire des cartels très sommaires qui ont été ramassés en bout de rangée. Evidemment, l’éloignement des cartels est volontaire. Savoir que vous contemplez une tête de cerf dessinée par Dürer – mais, qui n’est présente ici que pour suggérer une tête percée d’une flèche et donc le symbole de la chasse – change le regard porté sur l’œuvre. Regarde-t-on un Dürer ou une tête de cerf ? Le principe aurait dû être poussé plus loin en ne prévoyant pas de cartel, bien qu’on ne puisse évidemment pas tout faire en matière de droit de mention pour les œuvres d’art.
Les œuvres et objets ont été prêtés par de grands musées français, italiens ou allemands ; des musées à vocation artistique ou anthropologique. Mais on n’admire dans cette exposition aucun chef-d’œuvre. Les raisons ? La première étant la difficulté à convaincre certains conservateurs de musées de prêter des œuvres majeures pour une exposition que d’aucuns jugeaient mineure (n’étant pas, par exemple, une monographie). Une deuxième raison tombe sous le sens : le rapport mental à un chef-d’œuvre ultra-connu est certainement de nature à en modifier la perception sensible.
Est-ce à dire que vous ne verrez rien de subjuguant ? Tout le contraire. Ce qui a été choisi l’a presque toujours été judicieusement et puise dans les fonds d’objets précieux de musées prestigieux. Quelques raretés absolues feront le régal des amateurs dans bien des domaines. Il reste à déplorer la présence de deux reproductions d’aquarelles peintes par Hitler ainsi que quelques références picturales au personnage bien inutiles ! Point Godwin atteint ! Leur présence est indésirable – que valent ces évocations ? – même si, passée la stupéfaction, les visiteurs poursuivent leurs parcours. La plupart d’entre eux d’ailleurs – qui se sont si bien pris au jeu des associations et habitués à l’absence de mentions – n’auront sans doute rien vu. Là est le hic.
Valérie Maillard
«Carambolages», aux Galeries nationales du Grand Palais. Jusqu’au 4 juillet.
Passionnante visite, une exposition originale qui effectivement n’a rien de mineure !
L’exposition m’est apparue comme un grand cabinet de curiosité, tout simplement, où l’on met côté à côte des œuvres qui se répondent ou s’interpellent, ce que je trouve très stimulant.
Au fait, j’ai bien vu l’aquarelle d’Hitler près de celle de Winston Churchill, mais j’ai oublié l’auteur de la troisième…Interesting, isn’t?
La troisième aquarelle est de Dwight D. Eisenhower.
… L’ensemble constitue une œuvre de Gloria Friedmann, « Painting as a Pastime » (2008), titre repris du livre écrit par Churchill en 1950 (exposé juste à côté).