L’heure américaine

Dollar. Photo: PHB/LSDP1966 : cinquante ans déjà, De Gaulle retire la France des organes militaires de l’OTAN et demande à l’armée américaine de quitter le territoire où elle s’était installée depuis 1950. En moins d’un an, l’Oncle Sam qui a compté jusqu’à 100.000 civils et militaires, quitte la France avec dans ses bagages un peu du rêve de l’American way of life.

Au début des années 50, les tensions en Corée ont chauffé à blanc le rideau de fer, et l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) se prépare à la troisième guerre mondiale. A l’Allemagne d’encaisser le premier choc face aux Soviétiques, à la France de constituer les bases arrières pour les communications et l’approvisionnement. En un an, neuf bases aériennes vont être installées, deux hôpitaux de campagne et diverses unités de production comme des radars par exemple, près de Montreuil-Bellay non loin de Saumur, complètent l’implantation de ces camps, toujours à proximité d’une petite ville provinciale entre la Normandie et l’Alsace.

Sûr que, quand ils sont arrivés, les Américains ne furent pas totalement séduits par la population locale. Nous sommes loin des photos des retrouvailles de 1944, avec ces filles pendues au cou des GI. Dans la France des années 50, les hommes ne gâchaient pas l’eau de Cologne qui trônait au dessus de l’évier de la cuisine, au côté de brosses à dents qui ne devaient plus brosser grand-chose… et ce n’était guère mieux pour les dames. Même la bourgeoisie ne semblait pas convaincue de l’utilité d’une salle de bain et il lui semblait normal que les WC soient à l’extérieur, plutôt que de s’engager dans de lourds travaux pour faire passer une canalisation à large section. Le frigo était rare, quant à la machine à laver le linge, on en revient toujours à un problème de tuyauteries.

Ancienne maison "U.S" à Saint-Cyr. Photo:

Pavillon pour officier à Montreuil Bellay. ©Collection Bruno Sillard

Bref, les Ricains arrivèrent avec armes, bagages et dès 1955 des familles bien propres sur elles. Dans une France où la reconstruction des nombreuses villes victimes des bombardements alliés peinait, les Américains n’entendaient ni vivre n’importe où, ni même attendre. Les lotissements destinés à loger le personnel étaient presque toujours construits à l’écart des agglomérations. Tout était standardisé, pas question d’être confiné dedans et autour, les habitations livrées avec salle de bains, machine à laver et frigo. Le rêve américain en néon rose fluo avait de quoi faire rêver, surtout pour la jeunesse française pourtant reléguée au rôle de spectateurs certes, mais spectateurs en jean ! Pour Noël, les fêtes sont l’occasion de tous se réunir. Un car s’en allait ramasser jusqu’à la ferme la plus isolée, les mômes dont les parents français travaillaient dans les camps américains. Ils découvraient le sapin, regardaient un film puis goûtaient serrant très fort leur poupée Barbie, ou leur colt ; je me souviens du mien avec ses pétards ! Un bâtiment laissait perplexe, la chapelle tantôt catholique, protestante, synagogue etc…

Maquette d'une "ricaine" d'époque. Photo: PHB/LSDP

Une « ricaine » d’époque. Photo: PHB/LSDP

Qui vivait dans le rêve le plus fort ? Les Français, avec la profusion qui s’étalait devant eux, ou les Américains dans l’illusion d’un monde rêvé dont ils étaient le porte-drapeau.
Et puis débarquant des cargos qui tournaient entre Amérique et Europe, elles arrivèrent enfin, les Ford, les Buick, où les Chrysler qui tels des dinosaures avaient atteint la taille maximum. Certes disproportionnées pour les rues de nos villes, elles en jetaient, avec leurs dents chromées, leurs ailerons, leurs couleurs pastel et leurs autoradios. Alors qu’au fur et à mesure les hommes penchaient de plus en plus vers la voiture européenne, la Versailles ou l’Aronde, les femmes avaient solides raisons pour continuer à chalouper sur leur paquebot. Côté hygiène, tout ce qui est frais était proscrit, même l’eau ne se concevait qu’en bouteille. De curieux magasins, les PX où le client se sert d’abord puis fait la queue pour payer ensuite, intriguent. Je me souviens de ces boîtes de conserve de lait condensé ou de jus de fruits qu’il fallait percer de deux trous opposés pour que le liquide coule. Ce qui étonnait le plus était de voir toute une fourmilière d’américains se mettre en branle la paye tombée. Pour une population locale habituée à aller chercher au jour le jour le pain le vin ou les salades, voir les nouveaux venus charger l’arrière de la Buick de surgelés, de conserve, de Coca et surtout du lait, en bouteilles le lait, était un spectacle en soi.
C’est le royaume du tout électrique, on remarque que toutes fenêtres et volets fermés certaines maisons étaient allumées nuit et jour.

Ancienne salle de concert à Varrains. Photo:

Ancienne salle de concert à Varrains. © Collection: Bruno Sillard

John Ford ne manque pas de le raconter dans ses films, deux groupes de soldats se croisent et cela devient une bagarre. Tout est bon pour que les bars attirent la clientèle américaine, à commencer par le nom, le Crazy bar, Cross Road Bar ou le Blue Moon. Les Américains sont de grands consommateurs, ils peuvent boire jusqu’à 14 bières. Les patrons de bars vivent sous la menace d’être déclaré « off limit », bagarres à répétition ou non respect des horaires de fermeture et le gérant peut être fermé pour un délai variable. Les Américains se méfient peut-être des normes d’hygiènes françaises, mais ils apprécient nos restaurants et prennent l’habitude d’acheter du pain et des pâtisseries. Parmi les autres commerces qui bénéficient de la bonne fortune, les bijouteries, parfumeries et les prostituées qui quittent Pigalle pour la province les jours de paye. Tout était magique dans ce monde qui envoyait un car vous chercher tous les jours pour travailler. Les tentatives de séduction des Américains étaient circonscrites aux zones de chalandises des bases, les Français dans l’ensemble restant plutôt indifférents. Il est vrai qu’ils avaient d’autres soucis en tête, depuis la Toussaint 1954, l’Algérie sombrait dans la guerre. La fermeture des camps ne fut pas un drame national. 18.000 Français furent licenciés, les Américains se sont laissés aller à un peu de mauvaise humeur. Faute d’accord avec les autorités locales, à Toul par exemple, on creuse des tranchées pour enterrer des Jeep, à Chaumont, ce sont de l’outillage ou des réfrigérateurs qui connaissent le même sort.

Une parenthèse enchantée se refermait, adieu Bill Haley salut Jim Morrison, on fume toujours des Camel même si la fumée des blondes américaines se mélange avec celle de joints. D’ici à un an ils seront jusqu’à 500.000 américains à piétiner le sol vietnamien. On ne parle plus du modèle américain mais la jeunesse descend dans les rues à Amsterdam, Berckeley ou Paris en criant « US Go home« . Le rêve n’est plus le même.

Bruno Sillard

Merci à Bernard Sillard qui au sens propre, m’a prêté une valise de documents sur les Américains en France.

Un livre passionnant (malgré un titre impossible):
« Les bases américaines en France : impact matériels et culturels 1950 – 1967
Axelle Bergeret » – Castagne
L’Harmattan

Et aussi :
« Les bases américaines en France : 1950 – 1967 ». Olivier Pottier L’Harmattan

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3 réponses à L’heure américaine

  1. philippe person dit :

    Je me souviens…. qu’enfant je jouais dans la « cité américaine »… une zone pavillonnaire à l’américaine en presque banlieue de Châlons-sur-Marne… Elle était réservée aux étasuniens qui travaillaient à la base de Vatry (qui a failli être notre Notre-Dame-des-Champenois)…
    Quand ils sont partis en 1966, pendant une dizaine d’années (celles de mon enfance), la cité est restée pareille… Jolies maisonnettes allongées d’un étage entourées d’un grand bout de gazon et, pour la forme, des petites barrières blanches… Et un grand terrain vert au milieu de la cité pour jouer au foot et faire de la balançoire
    Patatras, dans les années 1980, elles ont cessé de se louer pour pouvoir être achetées… et tout à coup, les murs ont poussé. Le terrain vert est devenu constructible… Fini l’open space… Les petits propriétaires à la française avec gros chiens pour se protéger ont transformé les lieux en enfer petit-bourgeois… On doit y voter en masse FN désormais, car, pas loin, il y a une autre cité… peuplé longtemps par un autre héritage des années 60, des harkis dont aucun enfant, tous en classe de transition, ne venait jouer avec nous chez les « Américains »…

    • Bruno Sillard dit :

      Émouvant choc des cultures, choc de l’Histoire, celle des Américains et des Harkis, comme dans les photos de l’ancien camp américain de Montreuil-Bellay, nous croisons les fantômes des Républicains espagnols ou ceux des gens du voyage, évoqués précédemment.

  2. Pivoine dit :

    Et nous les avons ramassés chez nous…

    (Merci du cadeau, lol)…

    Mais curieusement, si je sais exactement où était basé le siège de l’Otan, je ne pense pas que cela ait changé drastiquement l’aspect de la ville. Il faut dire que je ne me suis jamais fort approchée des bases militaires (folle mais pas téméraire). Enfin, je me souviens d’une époque où une dame et moi attendions parfois de traverser au feu, au coin de notre rue, et quand une voiture de l’Otan passait, la petite dame en question disait « US go home… » (Je ne savais pas où me mettre sauf que j’avais une forte envie de rire). Ou si un chauffeur de l’armée tenait la porte ouverte de la voiture attendant que son général grimpe dedans, elle disait aussi « valet de l’impérialisme » … Là, c’était vraiment très difficile de se cacher (pour rire).

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