De l’orphelinat à l’asile, récit d’un destin africain

L’Afrique est culturellement à l’honneur ce printemps et ce, pour notre plus grand bonheur ! Cette ambiance toute africaine ne pouvait que nous inciter à rattraper un retard de lecture d’importance : le dernier roman d’Alain Mabanckou, « Petit Piment », sorti en ce début d’année aux éditions de poche Points, après avoir été l’un des événements de la rentrée littéraire 2015.
Faut-il réellement présenter Alain Mabanckou, écrivain et enseignant franco-congolais à la renommée internationale, récipiendaire de nombreux prix prestigieux, homme public à l’élégance vestimentaire légendaire ? « Je suis né au Congo-Brazzaville, j’ai étudié en France, j’enseigne désormais en Californie. Je suis noir, muni d’un passeport français et d’une carte verte » : ainsi se définit-il lui-même.
Traduite dans de nombreuses langues, son œuvre est tout à la fois variée et déjà conséquente : romans, poésie, essais, anthologies, livres pour la jeunesse… Son roman « Mémoires de porc-épic » a remporté le Prix Renaudot 2006. « Petit Piment », quant à lui, est sur la liste des treize finalistes pour le prestigieux Man Booker International Prize 2017.
L’enseignement est, par ailleurs, au cœur de la vie littéraire d’Alain Mabanckou. Depuis 2006, il est Professeur titulaire de littérature francophone au sein de la prestigieuse Université de Californie à Los Angeles (UCLA). En 2016, sur proposition d’Antoine Compagnon, il est élu Professeur invité au Collège de France à la Chaire de Création artistique, devenant ainsi le premier écrivain à occuper ce poste depuis sa création en 2005. Chargé d’introduire la littérature africaine dans ce haut temple du savoir, sa leçon inaugurale, « Lettres noires : des ténèbres à la lumière », présentée en mars 2016, est en tout point magistrale.

« Petit Piment » raconte la vie de Tokumisa Nzambe po Mose yamoyindo abotami namboka ya Bakoko, ce qui en lingala signifie « Rendons grâce à Dieu, le Moïse noir est né sur la terre des ancêtres ». Ce patronyme étant décidément bien long à porter, Moïse pas beaucoup plus aisé, le jeune garçon fut très vite surnommé « Petit Piment » après avoir accompli un exploit en versant en grande quantité des piments dans la nourriture des deux terribles jumeaux Songi-Songi et Tala-Tala, les terreurs de l’orphelinat de Loango, pour venger son ami Bonaventure. De Loango à Pointe-Noire et inversement, nous suivons donc la destinée du narrateur dans ce Congo chamboulé par la Révolution socialiste scientifique.

Petit Piment est âgé de treize ans lorsque, du jour au lendemain, sa vie bascule à l’orphelinat de Loango. Papa Moupelo, le prêtre bien-aimé qui vient tous les samedis apporter un peu de bonheur aux trois cent trois enfants de l’orphelinat en leur apprenant des chants en lingala tout en les accompagnant de son exubérante danse des Pygmées du Zaïre, n’est plus autorisé à venir apporter la parole de Dieu. Terminés les moments de joie qui font oublier les punitions du pensionnat et la dureté de son impitoyable directeur Dieudonné Ngoulmoumako et de ses terribles surveillants. Les enfants qui avaient trouvé en l’homme plein de bonté, qui s’était donné pour mission de sauver toutes les âmes de l’orphelinat un père spirituel, se retrouvent une nouvelle fois orphelins. « La religion est l’opium du peuple », une plaque renomme le local du catéchisme « Local du Mouvement national des pionniers de la Révolution », les enfants ont l’obligation de porter un foulard rouge reprenant les insignes du nouveau drapeau de la République populaire du Congo et de lire « L’Éveil du pionnier » tandis que le Parti Congolais du Travail entreprend sa traque contre les « valets locaux de l’impérialisme ».

L’enseignement du marxisme-léninisme devient une priorité et Monsieur Doukou Daka, le professeur d’histoire qui enseignait que les Blancs n’avaient pas inventé l’esclavagisme, mais que les Noirs avant eux vendaient déjà leurs frères, est vite remplacé. Les cours de conscientisation et les tâches communautaires sont instaurés et Petit Piment n’a pas d’autre choix que de jouer le jeu de la Révolution. Le cœur lourd de chagrin, il voit disparaître du jour au lendemain et sans explication aucune, tout comme Papa Moupelo avant elle, Sabine Niangui, l’infirmière qui l’avait trouvé nouveau-né devant l’orphelinat et lui avait toujours accordé l’affection d’une mère. Pour survivre, il devient le troisième homme des terribles jumeaux, caïds de l’institution, et a pour seul ami Bonaventure, arrivé lui aussi nourrisson à Loango et avec qui il a passé toute son enfance. Bonaventure n’est pas un véritable orphelin, mais appartient à cette catégorie d’enfants nés de famille en difficulté. Il connaît sa mère biologique et le nom de son père. Passionné par les avions, il s’occupe à les dessiner dans la terre avec un bâtonnet en attendant que l’un d’entre eux vienne se poser et l’arracher à sa terrible prison.

Petit Piment finira par accepter de suivre les jumeaux et de s’enfuir de cette maison correctionnelle qui ne dit pas son nom, laissant à regret derrière lui son ami qui n’a pas voulu se joindre à eux. Pendant près de trois ans, il mènera une vie de petit bandit au Grand Marché de Pointe-Noire, toujours au côté de Songi-Songi et Tala-Tala devenus les nouveaux caïds du lieu après avoir évincé plusieurs bandes rivales. Vivant de petits larcins, de basses besognes et de coups fourrés, il apprendra à survivre jusqu’au jour où François Makélé, le maire de la ville, briguant un quatrième mandat, décide de nettoyer Pointe-Noire des « moustiques du Grand Marché », à savoir toute cette belle racaille. Obligé de se retirer avec les autres enfants errants sur la Côte Sauvage, il mènera une vie de vagabondage, se nourrissant de viande de chien et de chat, jusqu’à ce qu’une bonne âme le prenne de nouveau sous son aile. Celle-ci apparaîtra sous les traits de Maman Fiat 500 lors d’une rencontre inopinée dans le quartier des Trois-Cents. Maya Lokito de son vrai nom, celle-ci tient une maison close et Petit Piment en devient très vite l’homme à tout faire, entouré de l’affection de sa nouvelle mère spirituelle et de ses dix filles. Il coule des jours heureux auprès de cette famille d’adoption, sans pour autant verser dans l’honnêteté : il subtilise les clefs des riches clients de Maman Fiat 500 pour en faire des doubles qui permettront ensuite aux gars de la bande de cambrioler les belles demeures de ces Messieurs.

Puis, à dix-neuf ans, sa bienfaitrice lui trouvera un emploi de manutentionnaire à la Compagnie Maritime de Pointe-Noire, ainsi qu’une petite cabane où se loger, où il coulera dix années de tranquillité tout en continuant ses larcins. Cette fois-ci, il s’agit de cahiers à spirales et de stylos à bille qu’il subtilise des containers pour les revendre ensuite. Puis, un beau jour, tout bascule à nouveau. Tout comme Papa Moupelo et Sabine Niangui avant elles, Maman Fiat 500 et ses filles disparaissent soudain. François Makélé, encore lui, après avoir nettoyé la ville des « moustiques du Grand Marché », met en place l’opération « Pointe-Noire sans putes zaïroises » et lesdites maisons closes sont rasées au bulldozer. Petit Piment ne trouvera en lieu et place de ce foyer tant aimé qu’un champ de ruines et ses amies disparues on ne sait où. Ce nouveau bouleversement émotionnel aura raison de sa santé. Après des années à tenter de se soigner et de recouvrer la mémoire, il finira, accoutré tel Robin des Bois, par se prendre pour un justicier. Tout comme Moïse qui, « révolté par la misère de son peuple au quotidien , avait tué un contremaître égyptien qui s’en prenait à un Hébreu », il ira, armé d’un couteau acheté à un Marocain, assassiner le maire de la ville, cause de nombre de ses malheurs.

Alain Mabanckou est un merveilleux conteur. C’est avec beaucoup de tendresse et d’affection qu’il nous raconte la vie de ses pauvres errants, de ses enfants perdus que jamais il ne se permet de juger. Loin de tout misérabilisme et également de toute complaisance, il nous décrit une Afrique au quotidien ardu dont les moments de joie ne sont cependant pas absents. C’est un regard enfantin et bienveillant qu’il pose sur ces personnages hauts en couleurs que sont Papa Moupelo, Sabine Niangui, Maman Fiat 500 ou Bonaventure. Si l’attention du lecteur peut se relâcher pendant une petite quarantaine de pages lors de la maladie du narrateur, le roman, d’une écriture extrêmement fluide, se lit d’une traite, la petite histoire ne faisant qu’une avec la grande.

Et si la fin du roman est comme un retour à la case départ, si la boucle est bouclée en quelque sorte, elle nous laisse le cœur serré, en proie à une profonde et indescriptible nostalgie. Qu’est-ce que la destinée d’un homme en fin de compte ? Une petite vie balancée au gré des remous de l’Histoire ? A quoi bon alors tenter de mener sa barque contre vents et marées ? Ne vaut-il pas mieux, dans ce cas-là, comme Bonaventure qui, sous son apparente naïveté, cache une véritable profondeur, dessiner des avions en attendant qu’on vienne le chercher ? « Je dessinerai des avions jusqu’au jour où j’en verrai un vrai atterrir devant l’entrée de l’asile pour me sortir d’ici… »

Isabelle Fauvel

Un printemps culturellement africain : après le spectacle de Dieudonné Niangouna, à La Colline, conçu en hommage au poète congolais Sony Labou Tansi, le Printemps des Poètes fit de l’Afrique le thème de sa 19ème édition, puis la Villette prit le relais avec son Festival « 100% Afriques » (actuellement et jusqu’au 28 mai). Avant la grande exposition « Art / Afrique, le nouvel atelier » qui se tiendra du 26 avril au 28 août à la Fondation Vuitton, Art Paris Art Fair, la célèbre foire d’art moderne et contemporain tenue traditionnellement sous la grande verrière du Grand Palais, fit un focus sur l’art contemporain africain.

« Petit Piment » d’Alain Mabanckou, aux éditions Points, 6,90€ :
Site d’Alain Mabanckou
Leçon inaugurale d’Alain Mabanckou pour son cycle d’enseignement au Collège de France « Lettres noires : des ténèbres à la lumière » 

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