Flaubert Mutualité

Elle lui écrit qu’il est un homme étrange « qui ne peut jamais désirer ce qu’il aime, ni aimer ce qu’il désire ». Dans sa lettre on sent bien Louise Colet passablement exaspérée de l’absence de son amant Gustave Flaubert. Alors que, et ce recueil de lettres à Flaubert qui vient de paraître ne le dit pas, il ne l’entretient que des avancées techniques de son travail d’écriture. Certes parfois ils coupent la route en deux. Ils se retrouvent alors à Mantes à l’Hôtel du Grand Cerf à mi-chemin entre Paris et Croisset. Et elle de citer Bérénice tout à son impatience: « Ne donne point un cœur, qu’on ne peut recevoir. » Louise Colet est la poétesse infortunée et lui le laborieux et par trop lointain écrivain. En fait c’est l’une des rares lettres du livre (éditions Thierry Marchaisse) chronologiquement compatibles avec la naissance et la mort de l’auteur de « L’éducation sentimentale » soit entre 1821 et 1880. Pour l’essentiel Yvan Leclerc, professeur émérite à l’université de Rouen, a sollicité des auteurs actuels afin qu’ils adressent un courrier à Flaubert. Ces « Lettres à Flaubert », pour la plupart aussi érudites qu’inspirées, sont plaisantes à lire indépendamment de ce qu’elles contiennent en admiration, amour et reconnaissance. Ce livre en est la mutualité.

La contribution de l’écrivaine et journaliste tunisienne Fawzia Zouari est l’une des plus touchantes. Elle raconte qu’au fin fond de la Tunisie elle avait décidé d’apprendre par cœur « Madame Bovary » afin de complaire à son professeur de français, monsieur Deniau. Le livre était partie prenante « d’un programme de séduction qui usait de tout, du parfum aux performances littéraires ». Finalement c’est l’ouvrage qui a pris le dessus. La jeune lycéenne l’avait drôlement rangé dans la salle à manger au côté du Coran, seul ouvrage de la maison familiale. Fawzia Zouari l’a d’autant plus lu et relu qu’il lui semblait un sésame pour échapper « au sort réservé aux filles de mon village une fois arrivées à la puberté, à savoir la réclusion ».

Posy Simmonds est la deuxième femme du livre à faire part du rôle joué par « Madame Bovary » lors de son adolescence. Sa participation bilangue est ornée de dessins. Cette « fan dévouée depuis toujours » c’est à dire depuis 1945, témoigne que jeune pensionnaire elle était « tellement prise » par le roman qu’elle en fait la lecture « au lit avec une lampe torche, une fois que les lumières du dortoir sont éteintes ». Tout comme Flaubert d’ailleurs elle se reconnaît dans cette Madame Bovary qui selon son auteur originel bâillait « après l’amour comme une carpe après l’eau sur la table de cuisine ».

Toutes ces lettres sont assez drôles et originales. Ainsi le physicien et essayiste Jean-Marc Lévy-Leblond s’est attaqué de son côté aux relations difficiles que Flaubert entretenait avec les mathématiques. Lui a choisi de rendre publique une lettre qu’un ancien professeur de Flaubert avait écrite à son ancien élève et qui commençait fait notable, par « Cher Maître ». Ce professeur s’appelait Laurent Gors. Il lui était arrivé de saisir des brouillons de correspondance que Flaubert rédigeait durant ses cours. Et cette missive, à l’époque où Flaubert avait dix sept ans, disait: « Je t’écris dans la classe de ce bon père Gors qui disserte sur le plus grand commun diviseur d’un emmerdement sans égal, qui m’étourdit si bien que je n’y entends goutte (…) ».

Assez logiquement ce bon livre nous perfuse un soluté bienfaisant de propriétés émancipatrices, via cet homme disparu bien jeune à 58 ans. Il est bon de se rappeler qu’il a été, comme Baudelaire, poursuivi en justice pour ses écrits jugés immoraux, devoir de mémoire essentiel surtout en ce début de 21e siècle où une morale collective, difficile à discerner mais aussi puissante que rapide à condamner, opère un puissant retour sur les réseaux sociaux.

On peut aussi garder de l’homme dont Edmond de Goncourt raconte qu’il était toujours inquiet de savoir s’il trouverait un endroit pour pisser, comment il attendait ses copains (Daudet, Zola, Charpentier, Goncourt, ainsi que Maupassant venu les chercher à la gare) pour manger, boire et raconter des grosses blagues dans une atmosphère où une haute densité d’amitié leur faisait protection. Flaubert, comme aurait dit un concierge d’une précédente génération après un petit sifflement d’usage, « c’était quelqu’un ». C’était lui, c’était Madame Bovary, c’était nous.

PHB

« Lettres à Flaubert » réunies par Yvan Leclerc éditions Thierry Marchaisse 16,90 euros, en librairies le 15 juin

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