Quelques cabanes au milieu de nulle part

Il est bien rare qu’un livre fasse autant voyager. Sans doute parce qu’il s’agit d’un récit d’exploration dans une contrée où fort peu de monde a mis les pieds. Pendant 25 jours, avec trois compagnons, François Garde a traversé l’île principale de l’archipel des Kerguelen. Une surface terrestre grande comme la Corse, perdue dans l’océan Indien, à proximité du Pôle Sud. Une île française, officiellement inhospitalière, hormis une station technique et scientifique qui a été édifiée dans les années cinquante. Le reste est vierge de toute infrastructure, de tout sentier, hormis quelques cabanes disséminées ici et là.

Cette randonnée exceptionnelle, en autonomie totale, a été effectuée durant l’été austral, entre le mois de novembre et décembre 2015. Il en a donc résulté un livre, sobrement intitulé « Marcher à Kerguelen ». Le bandeau de couverture ouvre l’appétit. On y voit un paysage pas loin d’être sublime, minéral, sans arbres, avec au premier plan, une petite silhouette humaine aux limites de la dissolution.

François Garde n’a pas le CV d’un aventurier. Il est énarque et par ailleurs romancier. Sa carrière administrative dénote cependant un fort penchant pour les horizons lointains. Il a été secrétaire général adjoint de la Nouvelle Calédonie et surtout administrateur supérieur des Terres australes et antarctiques françaises, un poste basé à la Réunion. À ce titre, les contrées françaises du bout du monde (Kerguelen, Crozet, Saint-Paul…) lui étaient géographiquement familières avant qu’il ne décide avec trois partenaires de marche, d’effectuer une traversée nord-sud de Kerguelen.

Pendant une grosse vingtaine de jours, il est avec ses camarades, tel un cosmonaute découvrant une nouvelle planète. Les traces humaines y sont rarissimes depuis qu’un certain Yves Joseph de Kerguelen de Trémarec a jeté l’ancre dans les parages en 1772. Les quelques tentatives de colonisation ont échoué. Des animaux ont été introduits mais globalement, l’archipel est resté pur.

Hormis l’exploit sportif, déjà effectué quelques années auparavant par la navigatrice Isabelle Autissier, il y a cette performance littéraire consistant sur plus de 200 pages à puiser dans la langue française pour décrire sans se répéter, une nature bloquée dans un état primal. Mais son récit se complète également des relations entre les quatre hommes, obligés dans leurs rapports quotidiens à une grande courtoisie afin d’éviter toute brouille. « Une altercation, écrit-il ainsi, une invective, une maladresse suivie d’une bouderie rendraient plus complexes et plus pesantes, les relations entre nous ». Ils doivent pourtant affronter des vents violents, des intempéries incessantes, dresser la tente sur des terrains précaires. Mais il y a aussi les récompenses à commencer par tous ces lacs, toutes ces rivières, toutes ces montagnes que bien peu ont eu la chance de voir. C’est sans doute le seul défaut de ce livre d’ailleurs que de nous donner à voir qu’une seule photo. Heureusement que la fine écriture de François Garde est là pour garnir notre imagination à partir de mots judicieusement choisis. Car nous y sommes. Nous sentons la fraîcheur de l’eau lorsqu’il faut franchir un gué pieds nus. Nous profitons aussi de sa propre jouissance à soulager son corps dans la seule source d’eau chaude que croise l’équipée. Et lorsque cette poignée d’hommes se partage un cassoulet, le lecteur prend sa part du fumet en se tenant coi. Car « pendant les heures de marche, raconte l’auteur, le silence résulte de l’effort soutenu que nous affrontons. Quand le soir tombe, le silence est notre loisir ».

Toute cette restitution est d’autant plus précieuse qu’une expédition de ce genre est très complexe pour qui l’envisagerait. Il faut des agréments, une préparation, voler jusqu’à la Réunion, profiter d’une rotation maritime sur le Marion Dufresne. Ce n’est pas simple. C’est pourquoi grâce soit rendue à François Garde de nous mouiller les yeux en nous faisant partager ses propres émotions, si loin de nos univers urbains où la notion d’autonomie totale n’est pas non plus exclue si on réfléchit bien.

PHB

« Marcher à Kerguelen » François Garde. Gallimard 19,50 euros

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2 réponses à Quelques cabanes au milieu de nulle part

  1. Marie J dit :

    Le silence est un loisir…ça fait drôlement envie !

  2. de FOS dit :

    J’ai beaucoup aimé cet ouvrage.
    « Décrire sans se répéter », c’est tout à fait cela, l’art de l’écriture. Manquent effectivement quelques clichés… Mais comme dans le trio, je crois me souvenir qu’il y a un photographe, j’attends le reportage photographique pour illustrer le propos.

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