François d’Assise : un saint humain trop humain ?

François d’Assise est une des figures qui a le plus inspiré les auteurs de théâtre pour notre présent : modèle d’incarnation, bien planté dans le sol avec ses sandales ; modèle «écologique» avant l’heure dans son éloge d’une création donnée et d’une nature-sœur ; modèle de radicalité et de pauvreté dans son amour pour Jésus le conduisant à partager la passion de celui-ci et ses stigmates. Adel Hakim et Robert Bouvier mettent en scène François par l’intermédiaire des mots de Joseph Delteil, passeur-poète du début XXe siècle, qui écrivit un texte magnifique sur l’homme d’Assise.

Le comédien, seul sur le plateau, est remarquable dans la diversité vocale de son jeu ; la mise en scène est inventive dans sa pauvreté même. Pourtant, un manque nous taraude : on se demande où est passé le saint devant François d’Assise, jusque dans le titre du spectacle…

C’était déjà le projet de Joseph Delteil dans son hagiographie moderne. Il écrivait ainsi : «Je prétends toujours que tout homme, s’il le veut, peut devenir François d’Assise, sans être saint le moins du monde. J’imagine très bien un François d’Assise laïque et même athée», il invite donc tout homme à garder ce qu’il appelle «l’esprit françoisier» dans sa liberté et sa radicalité. Le spectacle, remis à l’honneur par le théâtre de Poche, s’inscrit de plain-pied dans cet héritage et propose une laïcisation du saint. On suit ainsi la vie de François et les émotions qu’il traverse : la jeunesse chez le père drapier à 20 ans, le baiser au lépreux, la fondation de l’ordre, la rencontre avec Claire, la fondatrice des Clarisses, la retraite au monastère de l’Alverne, la mort non loin d’Assise.

Le verbe de Joseph Delteil redonne verdeur et incandescence au vieux genre de la vie de saint ; à tous points de vue le poète «a décroché les perspectives» traditionnelles et on entend le français (ce françois !) comme une langue étrangère ; Robert Bouvier, lui, anime les images d’Épinal du saint encapuchonné. Son interprétation nous fait goûter l’esprit d’enfance qui l’anime. Il incarne le personnage de tout son corps, intensément, comme dans la scène où le jeune homme se dépouille de tous ses vêtements pour quitter ses parents ; «à poil» Robert Bouvier ! Le nu surprend mais permet de comprendre la radicalité de la pauvreté à laquelle aspire François : «à terre les choses de la terre» écrivait Joseph Delteil. La scène finale où François est en croix, «enceint de cette croix», est bouleversante et forte, dans ce corps exposé à l’ «attaque du ciel».

Mais le corps qui est au cœur de la proposition de Robert Bouvier peut devenir trop expressif. Une position lascive sur les champs de blé, un torse couvert et découvert, sans cesse : il semble qu’à trop voir, on finit par ne plus voir. Un exemple de ce trop de visibilité serait la scène qui raconte le renoncement de Claire à la vie mondaine, elle donne lieu à une description et à un jeu érotique appuyé du comédien autour des cheveux coupés. Un malaise nous étreint devant cette interprétation qui nous enferme dans un sens et nous colle, pour ainsi dire, à la chair. Amitié amoureuse entre Claire et François ? L’hypothèse n’est pas nouvelle, mais qu’en est-il de l’amitié des âmes ? Une question grandit alors en nous : pour qui vibrent ces corps, quel est cet Autre qui les met en mouvement ? Qu’y a-t-il derrière le visible charnel ? Ce qui nous aura manqué ce soir-là, c’est bien ce creux, le désir demeuré désir dont parlait René Char, quelque chose comme une ouverture spirituelle.

Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé

 

«François d’Assise», d’après Joseph Delteil, adaptation Adel Hakim et Robert Bouvier. Théâtre de Poche Montparnasse, du 30 mai au 15 juillet. Du mardi au samedi 19h et dimanche 17 h 30. Durée 1h 30.

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2 réponses à François d’Assise : un saint humain trop humain ?

  1. philippe person dit :

    C’est le meilleur spectacle que l’on peut voir à Paris en ce moment !
    Je ne reprendrai pas ici ce que j’ai écrit pour le webmagazine Froggy’s Delight…
    Robert Bouvier est admirable. Lors de « ma » représentation, il a reçu un fracas d’applaudissements… et j’ai même reconnu dans le public un jeune homme venu d’Assise entouré d’oiseaux et de moines joyeux… Il approuvait totalement la vision de Bouvier. Sans aucune restriction…
    Dommage pour vous, Tiphaine, que vous ne l’ayez point vu !

  2. T. P. dit :

    Cher Philippe,
    C’est vrai, j’aurais beaucoup aimé que le jeune homme d’Assise m’apparaisse aussi ! Mais j’ai aussi discuté avec un jeune séminariste qui assistait au spectacle ce soir là, il disait se sentir triste et trahi par le spectacle. Alors que faire ? J’ai voulu rendre compte de cette ombre même si, comme vous, je salue inconditionnellement le talent de Robert Bouvier et le texte de Joseph Delteil !

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