Sursitaire

Une fois encore il vérifie ce qu’il sait déjà. De ses doigts enfoncés dans la poche de son pantalon il recompte. La valeur des pièces qu’il identifie au toucher comme un aveugle lui permettra de s’acquitter du prix du verre de bière qu’un serveur vient de lui poser sur la table. Mathématiquement il lui resterait de quoi se payer la moitié d’un verre supplémentaire mais il sait que ce format diminué n’existe pas. Albert a la même allure qu’à peu près tout le monde dans ce bar annexe d’un grand hôtel. Sa mise est classique. Son costume sombre est élégant. Sa chemise nullement froissée  a deux jours mais cela ne ne se voit pas. Sa barbe a trois nuits, qu’importe, c’est la mode. Albert est fauché.

Il joue la montre. S’il jouait sur le calendrier cela voudrait dire qu’il aurait de quoi tenir plusieurs jours. Mais son sursis se compte en heures. Albert a d’abord indiqué au serveur qu’il attendait quelqu’un de façon à retarder la commande. Il a saisi un journal parmi ceux mis à la disposition des clients sans arriver à lire vraiment. L’angoisse lui noue l’estomac et lui serre la gorge. Il regarde de temps sa belle montre de marque suisse avec le regard exaspéré de celui qui attend trop longtemps son rendez-vous. Il sort régulièrement son téléphone qui n’est plus connecté qu’au wi-fi de l’hôtel. Ce petit jeu n’intéresse à vrai dire personne. Cette comédie le rassure pourtant. La salle étant clairsemée il n’y a nulle raison pour qu’on l’invite à libérer la table. C’est ainsi qu’Albert a fini par héler le serveur et lui dire: « tant pis, je vais prendre une bière« . Le jeune homme a pris la commande avec une moue à tout faire, celle qui depuis longtemps approuve les états d’âme de tous les clients qui passent.

Sans que l’on ne sache trop pourquoi, le lieu s’intitule « American bar ». C’est marqué en lettres lumineuses à l’entrée du lobby et au-dessus du comptoir. La salle est occupée par des touristes ou des hommes d’affaires. Il y a ceux qui parlent et ceux très nombreux qui regardent leur messagerie sur leur téléphone. Albert les envie tous. Tous ces gens sont entre deux avions, de passage en ville, ils suivent un agenda électronique. Surtout, oui surtout, ils ont sur eux une carte de paiement qui leur permet et leur permettra de régler leur chambre, d’aller dîner, de prendre un taxi. Leur compte en banque leur ménage une sorte de corridor social où ils peuvent évoluer dans un confort certain. Ce soir ils dormiront dans cet hôtel, dans un avion, chez eux. Ils sont à l’aise malgré leurs soucis. Ils naviguent dans la vie avec un confort acquis.

Albert a choisi une bière parce que le verre est grand. Il est plus facile d’en prolonger la consommation. Il a l’air de la savourer à petites gorgées mais il regarde avec une appréhension cachée le niveau du récipient baisser. Il pense à un article sur un condamné à mort qui avait réclamé un deuxième verre puis une deuxième cigarette jusqu’à ce qu’un fonctionnaire lui dise « c’est l’heure maintenant il faut y aller« . Il ne peut se résoudre à sortir tout de suite. Cela fait déjà deux heures qu’il est là. Alors que son verre est maintenant presque vide il décide d’aller aux toilettes. Sous ses pieds il sent la belle moquette qui amortit chacun de ses pas. Les toilettes sont immaculées. On y trouve de quoi se rafraîchir. Il y a une lotion lavante doucement parfumée et des serviettes que l’on jette après usage dans une corbeille. Albert se lave les mains avec soin, passe une main dans ses cheveux et se voit dans le miroir sans croire que cet homme qui lui fait face doit sous peu rejoindre la rue et les premiers frimas de l’hiver.

Comme il fait bon dans ce hall à l’atmosphère idéalement conditionnée. Comme il voudrait y rester. Mais il va falloir y aller. Au lieu de s’asseoir à sa place il finit son restant de bière debout. Dans la la coupelle il dépose cinq pièces. Et lentement, douloureusement, il marche vers la revolving door qui laisse entrer et sortir tous ces humains, cette population à qui il appartient encore tant qu’il n’en aura pas franchi le seuil. Il quitte le bâtiment après avoir enfilé son chapeau et son manteau. Un lourd manteau de marque qui tient chaud.

Dehors il y a le vent de novembre qui affole les feuilles des arbres. Ce sont des feuilles de platanes. Ces arbres qui capitulent parmi les derniers aux assauts de l’hiver. Albert ne sait pas où aller. Un mendiant lui demande de l’argent « ou un ticket restaurant ». Albert fouille ses poches et lui donne les deux pièces qui lui restent. Le regard de l’homme brille un instant. Et lui, lui qui avait tout, enfin de quoi garnir sa vie de tous les agréments possibles, s’éloigne maintenant en direction de nulle part. Il marche vers l’ouest. Il se dit « on verra bien ». Mais il se rappelle les propos d’un ami qui à propos de tout et de rien concluait régulièrement ses phrases par « c’est tout vu ». Et la nuit absorbe progressivement Albert comme l’eau noire d’un étang.

 

PHB

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3 réponses à Sursitaire

  1. D’une écriture sur mesure !

  2. Marie J dit :

    Beau texte. Une édition des nouvelles pourrait s’envisager ?

Les commentaires sont fermés.