Double-je

Une femme se voit contrainte d’avouer qu’elle a programmé une mammoplastie. La voilà prise à son propre piège car lors d’un dîner entre plusieurs couples d’amis c’est elle qui a proposé que les téléphones soient mis au centre de la table avec obligation pour chacun de prendre les conversations qui interviendraient et de révéler les contenus des messages arrivant à l’improviste. Refuser le jeu c’était d’ores et déjà apparaître comme un suspect ayant quelque chose à cacher. Chaque personnage du film de Fred Cavayé a donc déposé son précieux smartphone avec une réticence sincère ou un enthousiasme qui sonnait faux. « Le jeu » pouvait alors commencer.

La femme interprétée par Bérénice Béjot est non seulement l’hôtesse  de la soirée (avec son mari joué par le toujours impeccable Stéphane De Groodt) mais elle est aussi, dans le civil, psychanalyste. Aussi lorsqu’un coup de fil révèle, en mode haut-parleur, que sa mammoplastie est toujours prévue, la voilà contrainte de se justifier. Car les autres femmes autour de la table attaquent et lui expliquent en substance qu’une « psy » est censée s’accepter telle qu’elle est. Ce qui aurait dû rester secret, y compris auprès de son mari lui-même chirurgien plasticien est alors découvert, entre les huîtres et le foie gras cuit au lait. C’est ainsi que la soirée joyeuse s’en ira à vau-l’eau. Chaque conjoint va soupçonner sa conjointe des pires écarts et inversement. Le jeu improvisé se révèle évidemment cruel, déclenchant en rafales des réactions grinçantes et rires jaune-ripolin. Le réalisateur a su contourner le piège de la grosse blague. En salle on sent chaque spectateur concerné. À quelques nuances près et une chute qui se débobine sans trop de maîtrise, le film est suffisamment bien ficelé pour que l’on ne regrette rien.

« Le jeu » illustre surtout un changement d’époque en regard de la vie privée. Le téléphone intelligent de 2018 apparaît comme étant de plus en plus une extension de notre cerveau jusqu’à ce qu’un beau jour, l’inverse advienne. L’appareil mobile qui nous survivra, si le forfait éternel est aussi inventé (autre sujet), nous permet d’élargir le champ des relations. Mais il est aussi le dénonciateur potentiel de ce monde parallèle. C’est bien pourquoi son accès est protégé par un code et que les notifications qui préviennent de l’arrivée d’un message sont paramétrables afin qu’elles n’apparaissent pas inopinément.

Dans le film, l’initiative de la maîtresse de maison, aura croit-on, l’effet d’une bombe. Jusqu’à ce qu’il apparaisse que presque chaque convive a finalement quelque chose à se reprocher. La part de l’intime est écorchée vive comme sur une table de dissection. Le peu qui s’échappe des téléphones enclenche colère, dégoût et contrition. Tout ce petit monde subissant la perquisition collective  atteint vite le seuil de l’intolérable: celui du viol de l’intimité.

C’est bien de liberté dont il ici question, celle d’agir à sa guise, sans risquer l’intrusion. Ce n’est pas si nouveau du reste. Du temps du courrier postal on décachetait les enveloppes avec un peu de vapeur. Un agenda qui traînait pouvait être consulté à l’insu de son propriétaire. Le secret de la vie privée est à reconsidérer. Sa protection incombe aussi bien au détenteur qu’à ceux qui l’entourent, par égard, respect ou simple politesse. C’est tout cela qui résulte de ce film à voir.

PHB

 

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