To be or not to be

Aussi surprenant que cela puisse paraître, Loïc Corbery, entré en 2005 à la Comédie-Française dont il est devenu en 2010 le 519e sociétaire, n’a jamais eu l’occasion de jouer Hamlet, un des plus beaux rôles du répertoire pour lequel il a, par ailleurs, indéniablement l’emploi. Aussi le jeune quadragénaire a-t-il décidé de remédier aujourd’hui à ce manque et de monter lui-même un spectacle autour du prince du Danemark. C’est donc dans le cadre des Singulis, dont nous avons déjà évoqué le principe lors d’un précédent article dans Les Soirées de Paris (1), qu’il nous expose sa vision du personnage dans un spectacle des plus audacieux.

D’autres, avant lui, l’ont brillamment interprété. On pense bien évidemment à deux grands acteurs shakespeariens dont nous pouvons toujours admirer les performances puisqu’elles sont entrées à jamais dans l’histoire du cinéma : Laurence Olivier (1948) et Kenneth Branagh (1996). Outre-Manche, Hamlet reste encore de nos jours le rôle incontournable auquel tout jeune (ou moins jeune) comédien semble devoir un jour se confronter (2).
En France, si les interprétations au XIXe siècle du prince du Danemark par des “monstres sacrés” tels que Mounet-Sully, Edouard De Max ou encore Sarah Bernhardt sont entrées dans la légende, les incarnations récentes semblent beaucoup plus rares. On se souvient cependant de celles de Gérard Desarthe, Redjep Mitrovitsa ou encore Denis Podalydès dans les mises en scène respectives de Patrice Chéreau (1988), Georges Lavandant (1994) et Dan Jemmett (2013).

Sans doute n’est-il pas si aisé d’endosser le costume de deuil d’Hamlet, héros tragique par excellence. Petit rappel : le roi du Danemark vient de mourir, soi-disant mordu par un serpent pendant son sommeil. Son frère Claudius l’a remplacé sur le trône et épousé sa veuve, Gertrude. Le spectre du défunt hante alors les remparts du château d’Elseneur et révèle à son fils, Hamlet, qu’il a été assassiné par Claudius. Il réclame vengeance. Pour mener à bien son projet, le jeune homme simule la folie. Mais, en proie au doute et à l’hésitation, il lui est difficile de passer à l’acte. Seul face à tous, se débattant contre lui-même et les autres, avec pour unique ami Horatio, il en vient, dans son souci de faire éclater la vérité, à déclencher une succession d’actions aux conséquences funestes… À l’heure du dénouement, tous les protagonistes auront trouvé la mort, à l’exception d’Horatio, porteur de l’histoire d’Hamlet. “II y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark.” (Something is rotten in the state of Denmark) avait énoncé avec lucidité le garde Marcellus au début de la pièce.

Après avoir joué les jeunes premiers pendant plus de dix ans, Loïc Corbery se fond aujourd’hui dans le personnage mythique d’Hamlet, écrit par Shakespeare il y a plus de quatre siècles. Seul en scène, dans un mode intimiste favorisé par la “petite forme”, il abolit le quatrième mur et, à travers un judicieux montage de textes, nous entraîne dans son processus de création. Prenant appui sur des extraits de la pièce, mais aussi des témoignages de comédiens et metteurs en scène, des lectures et réflexions effectuées autour de l’œuvre, toutes ses idées accumulées au fil du temps, ses sources d’inspiration et correspondances diverses avec d’autres œuvres, il nous livre sa vision d’Hamlet. Le comédien confronte ainsi la solitude du personnage – car Hamlet est indéniablement seul, seul avec son deuil, son fantôme et son secret. – à celle de l’acteur qui tente de l’incarner. Le titre du Singulis, “(HAMLET, à part)”, vient d’ailleurs d’une des nombreuses didascalies (notes à l’intention des acteurs ou du metteur en scène ndlr) de la pièce qui démontrent si besoin est la solitude du personnage : “Hamlet seul”, “Hamlet, à part”, “Hamlet lisant”, “Tous sortent, sauf Hamlet”…

Dans un dispositif extrêmement simple composé, à cour, d’un coin “bureau” comprenant pour principaux accessoires une platine vinyle dotée d’un lecteur cassettes, une caisse emplie de disques et une sacoche vintage en cuir, le talentueux sociétaire nous convie en quelque sorte dans son intimité tant cet agencement, apparemment si familier et personnel, semble plus être un apport de son intérieur qu’un décor de théâtre à proprement parler. En nous invitant à prendre part à sa réflexion sur Hamlet, Loïc Corbery embrasse un questionnement bien plus large que celui du personnage, qui va de l’œuvre, l’écho que nous en avons aujourd’hui, au théâtre en général. Le théâtre joue d’ailleurs un rôle prépondérant dans la tragédie de Shakespeare puisque c’est par le biais de la pantomime qu’Hamlet met en scène l’assassinat de son père, faisant ainsi éclater au grand jour la vérité d’une manière détournée. Le théâtre comme lieu de vérité.

Conviant pêle-mêle les figures du Commandeur dans “Dom Juan”, de Perdican dans “On ne badine pas avec l’amour”, de Ferdinand, le double de Caubère…, mais aussi les témoignages de Sarah Bernardt, trouvant des similitudes à ses rôles masculins que furent “Hamlet”, “L’Aiglon” et “Lorenzaccio”, Gérard Desarthe en Avignon ou encore Jean Vilar exposant à Gérard Philipe son point de vue sur le projet qu’a ce dernier de monter “Hamlet” avec Peter Brook, mais aussi Ingmar Bergman à travers ses rapports avec sa mère…, Loïc Corbery nous livre la matière prodigieuse dont il se sert pour préparer son rôle, le nourrir. Nous sommes les témoins privilégiés du rapport qu’entretient tout acteur avec un rôle pour lui donner chair. Et c’est diablement intéressant.
La musique est bien évidemment partie prenante dans ce processus de création et le comédien nous livre ce que nous devinons être ses goûts musicaux, sources d’inspiration pour ce rôle en particulier : l’air du film “The Godfather” par Nino Rota, AC/DC, Supertramp, les Daft Punk, Michael Jackson…

Le comédien est remarquable dans cet exercice on ne peut plus périlleux, interprétant tout autant des monologues que des dialogues où il alterne les personnages avec talent. La scène où le Prince du Danemark répudie sa fiancée Ophélie est extrêmement bien trouvée et interprétée ! A travers ses nombreuses références, “(HAMLET, à part)” reste d’une belle limpidité et non dénué d’humour, intelligent de bout en bout.

Dans son film “Looking for Richard” (1986), Al Pacino s’interrogeait lui aussi sur le processus de création. À travers des interviews d’acteurs, de spécialistes du théâtre ou d’inconnus interrogés dans la rue alternées avec des séquences filmées de la pièce “Richard III” jouée par une troupe de comédiens, il tentait de présenter la vision populaire de l’œuvre et de s’approcher au plus près de la pensée shakespearienne. Nous ressortions du film avec l’irrépressible envie d’assister à une représentation de la pièce. Il en va de même ici pour “(HAMLET, à part)”. Nous ressortons de ce Singulis avec cette même envie d’en voir de toute urgence une représentation qui, au regard du spectacle auquel nous venons d’assister, nous semblerait d’autant plus intelligible, une représentation où le rôle-titre serait, pourquoi pas, tenu par un certain… Loïc Corbery.

Isabelle Fauvel

(1) Singulis ou l’art du seul-en-scène

(2) Parmi de célèbres performances, nous pouvons ainsi citer celles de John Gielgud, Michael Redgrave, Peter O’Toole, Richard Burton, Derek Jacobi, Daniel Day-Lewis, Ralph Fiennes, Adrian Lester, Mark Rylance, Jude Law ou encore Benedict Cumberbatch.

“(HAMLET, à part)” d’après Shakespeare et autres, dans le cadre des Singulis, conception et interprétation de Loïc Corbery, du 6 au 24 février 2019 au Studio-Théâtre de la Comédie-Française.

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