C’est une folie de regarder un poisson droit dans les yeux

Les écrivains occidentaux ont adoré s’emparer de l’amok malaisien, cette folie meurtrière du sud-est asiatique qui saisit un individu et se termine par la mort de celui-ci : Stefan Zweig, bien sûr, Henri Fauconnier, Romain Gary… L’amok est plus qu’un objet littéraire, c’est une pathologie dûment répertoriée par la psychiatrie et perpétuée par la langue anglaise avec son « to run amok » (être pris de folie). Mais lorsque c’est une jeune auteure malaisienne, d’origine chinoise, qui s’attaque à « La somme de nos folies » pour parler de son pays d’aujourd’hui, nulle passion meurtrière ne se dissimule dans son roman. Et l’amok n’est évoqué qu’une fois, juste pour l’évacuer définitivement, et laisser place aux facéties les plus loufoques.

« La somme de nos folies » est un premier roman, signé Shih-Li Kow, où la fantaisie vole au secours du drame et où les traditions et l’exotisme cohabitent avec le 21ème siècle pour en extraire le meilleur, sans angélisme mais avec beaucoup de drôlerie et d’affection pour une galerie de personnages invraisemblables.

Tout ici est « inconcevable » comme le répète à l’envi l’un des personnages de Shih-Li Kow. À commencer par Lubok Sayong : c’est une ville imaginaire si l’on en croit Google Maps, mais elle est l’une des héroïnes de ce roman, rassemblant toutes les contradictions d’un pays.

Soit donc Lubok Sayong, dans la province du Perak, au nord de Kuala-Lumpur. Une ville qui se désespère de son manque d’atouts : nichée dans une cuvette au confluent de deux rivières et cernée de trois lacs, elle subit des inondations dévastatrices dès que débute la saison des pluies ; ses potiers sans talent n’ont jamais réussi à fabriquer rien d’autre que d’immenses jarres d’un gris à désespérer même le plus fervent amateur d’artisanat local ; l’hôtel Hemingway n’a jamais vu passer l’écrivain et ne sait offrir à ses rares visiteurs que le bruit de ses tuyauteries ; et la légende locale de la princesse qui s’est transformée en sirène pour fuir son odieux mari et rejoindre la mer est trop pathétique pour servir de fondement à un spectacle folklorique. Pourtant à Lubok Sayong, on aimerait bien faire meilleure figure dans les guides touristiques et sur TripAdvisor. Les politiciens ont mollement tenté quelques opérations et les plus indulgentes d’entre elles leur ont épargné le ridicule.

Il faudra un enchaînement de hasards et de circonstances qu’aucun communicant sommé de produire une « Lubok Sayong, Stratégie 2020 » n’aurait pu raisonnablement imaginer pour que Lubok Sayong trouve sa voie et sa prospérité, sans perdre son âme.

Où il sera question d’abord d’un étrange poisson – qu’on ne peut regarder droit dans les yeux – longtemps prisonnier d’un aquarium avant d’être relâché dans le lac. Puis d’une petite fille qui aurait pu sauver la vie de ses futurs parents adoptifs si elle avait demandé dix secondes plus tôt la boîte de Pringles. Ou encore d’un ancien directeur d’hypermarché ayant mené à la trique employés et clients pendant des décennies et que la retraite a transformé en ami de tous. Et enfin d’une ladyboy thaïlandaise qui, grâce à son intrépidité dans un épisode dantesque, fera gagner à Lubok Sayong ses titres de notoriété en accueillant le premier festival LGBT de Malaisie.

Tous les protagonistes viendront conforter ce succès : le poisson attirera les pêcheurs et les documentaristes animaliers, la petite fille transformera un quasi mausolée en chambres d’hôtes renommées et le poète justicier, appuyé d’un adjoint de police débonnaire, facilitera toutes les médiations, y compris les plus délicates, entre les vivants et les fantômes.

Sorti à l’été 2018, dans la foultitude de la rentrée littéraire, ce roman malaisien a suscité un doux bruit et le bouche-à-oreille continue à le faire prospérer discrètement. L’écriture est habile, légère, et la narration à double voix, la petite fille et le directeur de supermarché à la retraite, permet au lecteur de poser son regard sur les ambiguïtés d’un pays se rêvant en champion d’Asie de la modernité tout en ménageant les susceptibilités de ses communautés traditionnelles.

Marie J

La somme de nos folies. Shih-Li Kow. Éditions Zulma. 367 pages.

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Une réponse à C’est une folie de regarder un poisson droit dans les yeux

  1. Catherine Boccaccio dit :

    Je ne peux que confirmer cette opinion! Un moment très plaisant de lecture.

Les commentaires sont fermés.