L’autre vie de Dora Maar

Sur la fin de sa vie, Dora Maar avait choisi la réclusion. Elle accomplissait toujours son œuvre d’artiste mais dans une discrétion totale. Dans les années quatre-vingt elle avait notamment conçu des négatifs abstraits dont l’on voit ci-contre un détail. Après son décès en 1997, son travail a été dispersé, braquant dans le même temps un projecteur sur cette personnalité oubliée. Née en 1907, elle avait été durant près de dix ans, la compagne créatrice de Pablo Picasso. L’idée de la très vaste rétrospective organisée par le Centre Pompidou est de démontrer qu’au-delà de la séquence intense qu’elle avait partagée avec Picasso, il y avait eu un avant et un après.

Mais il y a eu un pendant. Quand ils se rencontrent en 1936 (le 7 janvier), Théodora Markovitch de son vrai nom, a déjà un parcours. Elle a suivi des études à L’Union centrale des arts décoratifs de Paris, participé à l’académie Julian et à celle d’André Lhote. Elle a eu son studio à Neuilly-sur-Seine au sein duquel, avec le décorateur Pierre Kéfer, elle produit des portraits, des photos de mode, des couvertures de magazine. Dans l’entre-deux guerres elle est proche des surréalistes, se situe clairement à gauche dans le camp des anti-fascistes. Elle expose. C’est par l’entremise de Paul Éluard et d’André Breton qu’elle fait la connaissance de Picasso, en 1935, au café les Deux Magots. Françoise Gilot a été témoin de cette rencontre. Dora Maar jouait à planter un couteau sur le bois de la table entre ses doigts écartés. Faute de précision suffisante, elle a fini par ensanglanter ses doigts ce qui a contribué à intéresser Picasso qu’elle va retrouver l’année d’après à Saint-Tropez. Picasso est avec Marie-Thérèse Walter de laquelle il a une fille (Maya), mais il va adjoindre à cette union officielle une relation clandestine avec Dora Maar.

La confrontation de ces deux esprits, le compagnonnage de leur liberté mentale, seront fécondes pour l’un comme pour l’autre. Ce pourquoi le Centre Pompidou a eu raison d’y consacrer une large partie de la scénographie. C’est Dora Maar qui en voisine, lui trouve son célèbre atelier des Grands Augustins. C’est là qu’elle va photographier la gestation de Guernica la fameuse toile représentant l’horreur de la guerre civile espagnole. Ce n’est ni la première ni la dernière à immortaliser Picasso dans son action créative. L’éditeur Christian Zervos l’a fait le premier, avec l’aide d’un photographe, dans les années vingt. Toujours est-il que Dora et Pablo se stimulent l’un l’autre. Au point de devenir le sujet de l’un et de l’autre.

On voit en effet à Pompidou d’excellents portraits photographiques de Picasso (d’autant meilleurs qu’ils sont projetés en grand contre un mur) par Dora Maar et des portraits de cette dernière par lui, éblouissants de génie bien entendu. Elle fera même de Pablo un portrait peint en copiant son style, incartade qui traduisait bien la nature pour le moins perméable de leurs échanges.
La suite sera plus triste. D’abord parce que Dora Maar souffre d’un dérangement mental. Elle subira à ce titre des électrochocs à l’hôpital Sainte-Anne. Établissement dont Picasso la fera sortir avec autorité pour la confier au psychanalyste Jacques Lacan. Il lui achètera ensuite une maison tandis que leur liaison divergera définitivement. L’immense statue qu’il réalise d’elle, visible dans le square Laurent Prache à Paris (en hommage incongru à Apollinaire qui ne l’a pas connue), continue de témoigner de la place qu’elle avait prise dans l’esprit de Picasso. Pour clore ce chapitre inévitable, il convient aussi de rappeler que le galeriste Marcel Fleiss avait retrouvé Dora Maar chez elle sur la fin de sa vie. Une découverte pénible puisqu’elle vit alors recluse dans un capharnaüm au sein duquel Marcel Fleiss aperçoit « Mein Kampf » (1). Il lui achète des photos à la seule condition, exige-t-elle, de lui assurer qu’il n’est pas juif. C’est tout dire de la misère et du déclin qui ont caractérisé les dernières années de Dora Maar.

Sauf erreur, l’exposition n’entre pas dans ces détails sordides. Elle ne s’attache qu’à l’œuvre et l’univers de Dora Maar et au fond ce n’est pas plus mal. Ce qu’elle a produit avant et après sa période Picasso, méritait que l’on s’y attardât. Plus de 400 réalisations réunies grâce à 80 prêteurs font incontestablement un bel ensemble déployé avec une simplicité de bon aloi et décliné par ordre chronologique. Une scénographie bien calculée, étirée sans apprêts ni gadgets et qui permet de comprendre que Dora Maar était une artiste accomplie. Qu’il convenait de sortir de son rôle de simple « muse » aux côtés de Picasso. Sa production proprement surréaliste révèle ses trésors de créativité. Son talent à l’égard du cadrage, de la lumière, des ombres, montre bien qu’elle était une grande photographe. Ses abstractions des années quatre-vingt sont remarquables. Une délicate gouache réalisée pendant la guerre (ci-dessus), représentant une « Nature morte au réveil », révèle son rapport intime avec la peinture. Une photo de Brassaï mais aussi un cliché de Rogi André (artiste hongroise, 1900-1970) trahissent par ailleurs la grande sensibilité de cette personnalité certainement hors du commun. Cette exposition généreuse a bien été bâtie comme une découverte qui nous permet d’aborder cette femme d’abord par son travail mais aussi par le truchement des pinceaux et des appareils photographiques qui ont su la capter en surface avec beaucoup de justesse.

PHB

(1) La rencontre entre Dora Maar et Marcel Fleiss

Dora Maar au Centre Pompidou jusqu’au 29 juillet 2019

Dora Maar par Brassaï en 1943 (aspect de l’exposition)

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2 réponses à L’autre vie de Dora Maar

  1. Mise en lumière réussie et passionnante à Beaubourg !

  2. Yves Brocard dit :

    Oui, très belle exposition, et merci pour votre belle présentation.
    Pour ceux qui s’intéressent à Dora Maar et la connaissent un peu, ou souhaite la connaître plus, surtout après que Picasso l’ait abandonnée pour Françoise Gilot, je recommande la lecture du charmant livre de Brigitte Benkemoun : « Je suis le carnet de Dora Maar ». Dans ce livre, qui vient de sortir, elle raconte comment elle a acheté sur Ebay, sans le savoir, un étui contenant le carnet d’adresse de Dora Maar, vers 1952. L’auteure s’est prise alors au jeu et a mené une enquête très fouillée pour identifier les noms qui y figuraient (Lacan, Eluard, Breton, Brassaï et bien d’autres, connus ou moins connus) et comprendre quelles étaient leurs relations à Dora Maar. Passionnant, très vivant, et on apprend beaucoup de choses.

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