Redécouvrir Pierre Loti

Qui se souvient aujourd’hui de Pierre Loti, de son vrai nom Julien Viaud (1850-1923) ? Pour certains, la seule évocation de son nom suffit à faire surgir des rêves d’ailleurs, des récits de voyage au long cours, une vision d’un Orient fantasmé… Pour d’autres, il reste un nom imprimé sur de vieux livres jaunis dans la bibliothèque des grands-parents et jamais ouverts… L’écrivain marin voyageur fut pourtant, de son vivant, un auteur à succès, reconnu et apprécié, allant jusqu’à être élu, à 41 ans seulement, à l’Académie française contre Zola ! Une immortalité précoce… Il eut même droit à des funérailles nationales !  Le Lucernaire a eu la très belle idée de le remettre au goût du jour à travers “Le Fantôme d’Aziyadé”, une adaptation-compilation de deux textes de l’auteur de “Pêcheur d’Islande” : “Aziyadé” (1879) et sa suite, “Le Fantôme d’Orient” (1892). En compagnie du talentueux Xavier Gallais, nous voilà donc débarqués sur les rives du Bosphore, à la recherche d’un amour perdu, dans le cadre exotique de la Turquie de la seconde moitié du XIXème siècle…

Seul en scène, tout de noir vêtu avec, pour seules taches claires, les manchettes apparentes d’une chemise blanche, un homme se confie à nous. Cet homme, c’est Pierre Loti, ou encore le narrateur, interprété par le comédien Xavier Gallais. Il nous raconte son histoire: son retour en Turquie sur les traces de son grand amour, les trois jours dont il dispose pour retrouver la femme aimée, ses pérégrinations à Kassim-pacha et autres lieux d’Istanbul qu’il ne reconnaît presque plus. Au récit de son pèlerinage s’entremêlent les souvenirs du passé : dix années auparavant, alors jeune officier de la marine française affecté en Turquie, Loti découvrait Stamboul, porte de l’Orient. Au hasard d’une promenade, il aperçut un jour, derrière les barreaux d’une demeure, une jeune femme aux merveilleux yeux verts, sous le charme de laquelle il tomba aussitôt. La belle odalisque avait pour nom Aziyadé et vivait cloîtrée dans un harem. Néanmoins, grâce à la complicité du fidèle Achmet et de la servante Kadija, les deux jeunes gens réussirent à se rencontrer et devinrent amants. Leur histoire d’amour fut belle et passionnée. Rappelé en France, Loti se vit malheureusement contraint d’abandonner sa bien-aimée, mais celle-ci lui fit promettre de revenir la voir…

Dans une écriture extrêmement sensible où la simplicité s’avère source de poésie et d’émotion, Loti nous transporte dans l’Orient qu’il a aimé. À travers la force de ses évocations, des lumières, odeurs et atmosphères au charme à nul autre pareil, il nous fait partager sa fascination pour l’Empire ottoman. Si les époques s’entremêlent dans un va-et-vient incessant entre présent et passé, la narration n’en est pas moins limpide et étonnamment moderne. Ce voyage hors du temps revêt un éclairage contemporain qui nous rend le récit merveilleusement proche. Saluons ici l’intelligent travail d’adaptation effectué par Florient Azoulay et Xavier Gallais et la manière dont ils ont su lier les deux romans dans une belle harmonie. La toute dernière partie du spectacle permet ainsi de boucler la boucle :  répondre à l’appel d’un fantôme permet de trouver l’apaisement espéré et de retrouver d’une certaine façon ce que l’on croyait disparu.

Journal intime transposé en roman, passion amoureuse entièrement autobiographique, “Aziyadé” nous plonge dans une nostalgie incommensurable, la nostalgie d’un paradis perdu. Dans une scénographie et une mise en scène des plus sobres, minimalistes à l’extrême, le texte de Loti nous parvient dans une ambiance vouée à une douce intimité. Rien de démonstratif dans le jeu de l’acteur dont la présence magnétique n’est plus à louer. (Rappelons-nous, il y a deux ans, dans ce même petit théâtre, sa merveilleuse interprétation de “Guérisseur” de Brian Friel (1)…). Le comédien n’est plus ici qu’une voix, la voix de Pierre Loti. Faisant corps avec son personnage, il porte ses mots avec sensualité et sensibilité. Plongé dans la pénombre, assis dès le début du spectacle, d’une immobilité quasi constante, et avec pour seuls accessoires un micro et un ordinateur portable, il nous envoûte de sa belle voix posée. Son jeu, d’une grande intensité, passe par tous les modules de cette voix, révélant dans ses moindres nuances les émotions ressenties par le narrateur. Des mots susurrés au micro comme dans un souffle pour en exprimer l’infinie poésie…  Des mots que nous avons le sentiment de percevoir en privilégiés, comme à la radio…
Véritable hymne à l’Orient, merveilleuse histoire d’amour et de mort, ce spectacle ne peut que nous inciter à lire Loti. L’écrivain rêveur voyageur n’a pas fini de nous enchanter…

Isabelle Fauvel

(1)   Chronique de “Guérisseur” dans Les Soirées de Paris

Au Lucernaire, du 11 janvier au 1er mars 2020, du mardi au samedi à 19h, le dimanche à 16h : “Le Fantôme d’Aziyadé” d’après Pierre Loti, adaptation et mise en scène de Florient Azoulay et Xavier Gallais, interprétation de Xavier Gallais

Le texte du spectacle, en vente à la librairie du théâtre, est édité aux Editions Les Cygnes, Parution :  26 novembre 2018, Prix 8 euros

Podcast à écouter sur France Culture

À lire : “Aziyadé” (1879) suivi de “Le Fantôme d’Orient” (1892) de Pierre Loti.

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Une réponse à Redécouvrir Pierre Loti

  1. philippe person dit :

    J’étais au Lucernaire hier soir et un ami de Radio Enghien me disait le plus grand bien de ce spectacle et évidemment, nous étions comme vous d’accord pour dire que Xavier Gallais était désormais l’une de nos valeurs sûres.
    Comme Denis Lavant, lui aussi à l’affiche en ce moment au Lucernaire.
    Nous, nous étions à la première d’Elephant Man. Une version d’une grande délicatesse que je vous recommande.
    Décidément, en cette période difficile pour le théâtre, il faut aller d’urgence au Lucernaire…

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