Aujourd’hui, Saravouth est «homeless» à New York. Il gagne quelques dollars en jouant aux échecs avec qui voudra sur une petite table qu’il installe tous les matins à la sortie de la station Union Square. Ses partenaires, pour une partie ou deux, ne connaissent rien de l’histoire très mouvementée de Saravouth. Il ne leur lâche que quelques bribes et une question : «Vous avez lu l’Odyssée ?» Il doit beaucoup à Ulysse, son plus solide réconfort dans la traversée des années aussi sombres que chaotiques du Cambodge des années soixante-dix. Phnom Penh aurait pu être l’Ithaque de Saravouth. Ni les soldats de Lon Nol, ni les milices khmères ne lui ont jamais offert de retour, à lui qui n’était qu’un gosse.
Guillaume Sire, écrivain et enseignant à Toulouse, a rencontré Saravouth à Montréal au début des années 2000. La folie avait déjà dévoré Saravouth. Il jouait de la musique sur les marches d’une église et avait su conquérir la bienveillance de tout le quartier. Saravouth a raconté son invraisemblable périple au jeune étudiant français. Et celui-ci s’est promis d’en faire un récit, de rapporter le poignant témoignage d’une des nombreuses victimes des déchirures cambodgiennes. Mais Guillaume Sire n’y est pas parvenu. Il était de retour en France. Son métier, c’était prof et romancier, pas journaliste. Alors il a mis Saravouth de côté et écrit d’autres livres. Il n’a pas pour autant renoncé à Saravouth.
En 2018, il décide de s’y prendre autrement et d’écrire un «roman tiré d’une histoire vraie» qui lui permettra de prendre plus de distance et plus de liberté pour se glisser dans le cerveau de son jeune héros. Guillaume Sire part au Cambodge pour éveiller ses sens, voir, sentir, entendre, toucher, goûter. Il rencontre tous ceux qui pourraient nourrir son livre : prêtres missionnaires, botanistes, médecins, historiens… Il s’approprie peu à peu le chaos absolu qu’a été la vie de Saravouth. Ce «roman tiré d’une histoire vraie» est un choc violent entre la poésie des mots et la folie de la guerre, vu à hauteur d’enfant.
Saravouth vit les jours heureux d’un gamin d’une dizaine d’années, dans une famille unie par la tendresse et l’amour des livres. La mère de Saravouth est professeur de littérature française à l’école René Descartes et initie ses enfants à l’univers des mots et des belles histoires, sans se soucier le moins du monde de savoir si les livres qu’elle lit à ses enfants sont bien des «livres pour enfants». Qu’on en juge : après Peter Pan, elle attaque « l’Iliade » puis « l’Odyssée », avant de se lancer à la « Recherche du temps perdu », en ne négligeant aucun détour par la poésie, celle de René Char en particulier. Saravouth s’empare de ces mondes pour créer le sien, peuplé de personnages et d’animaux mythiques, auxquels se mêlent sa petite sœur et ses parents. C’est le «Royaume intérieur». Il le dessine avec force détails, le cartographie et ne le raconte qu’à ceux -ils sont rares- qui peuvent comprendre les interactions du Royaume avec l’Empire, bien réel, de la vie quotidienne.
Un jour, en 1971, toute la famille est emmenée dans une camionnette et abattue dans une clairière à quelques kilomètres de Phnom Penh. Lorsqu’il se réveille six mois de coma plus tard chez une vieille sorcière qui soigne les plaies laissées par les balles à grand renfort de mixture de plantes, de vomi et de crachats -ça fait son effet- les souvenirs de Saravouth sont vagues. Il n’aura de cesse de retrouver ses parents et sa sœur, n’imaginant jamais qu’ils pussent être morts. Il y consacrera chaque instant jusqu’à son départ imprévisible du Cambodge en 1975. Dans cette quête insensée où jamais il ne se décourage, épuisant tous ceux qui cherchent à l’aider, Saravouth compte sur le soutien de ses plus fidèles appuis : Ulysse et Peter Pan. Sans nul doute, l’intrusion de ses deux héros dans le désastre qu’il endure lui permet d’affronter ce pays où le sordide le dispute à l’inéluctable. Par exemple, quand, enfin, il parvient à revenir à l’appartement où il a vécu en famille, sidéré par l’invasion de réfugiés fantomatiques dans chaque recoin de chaque pièce, Saravouth songe à ce qu’a dû ressentir Ulysse «en voyant les prétendants dans son palais» et il se sent moins seul.
Seul, il ne l’est pourtant pas tout à fait. Une chirurgienne nymphomane, des missionnaires catholiques et quelques gradés américains amateurs de jeu d’échecs rendent son quotidien moins invivable. Quelques jours avant la prise de pouvoir par les Khmers Rouges, Saravouth se trouve embarqué un peu malgré lui dans un hélicoptère américain fuyant le pays. Cette fois, la promesse d’une vie plus douce pourrait se matérialiser. Avec le New Jersey comme pays d’adoption, il revient à la littérature, découvre la musique et se reconstruit dans l’affection de ses nouveaux parents. Il devient enseignant. Tombe amoureux. Se marie. Attend son premier enfant. C’est à la naissance de celui-ci que l’horreur et la peur le rattrapent, envahissent son cerveau -déjà peuplé de dix-neuf éclats d’obus- et Saravouth perd pied. Il dégringole. Fin du rêve américain qu’il n’avait jamais fait. La même peur que celle qui ne l’a jamais quitté des rives sanglantes du lac Tonlé Sap aux bordels de Phnom Penh redevient sa compagne. Il oublie désormais sa folie devant son échiquier dans les courants d’air de Union Square.
Marie J
« Avant la longue flamme rouge ». Guillaume Sire. Éditions Calmann Lévy. 332 pages
À voir aussi, le court métrage « Odysseus Gambit », court-métrage d’Alex Lora Cercos
Chère Marie,
je me demande si c’est vraiment Ulysse qui aide Saravouth à survivre… Après avoir lu votre article, j’ai regardé le court métrage où on le voit jouer aux échecs et échanger de toutes les manières savec les passants, il discute et sourit beaucoup, les embrasse, raconte son histoire…Il a recréé un monde à lui tout seul… C’est très étrange de voir comment de tels survivants s’en sortent plus ou moins à leur manière…