Pas d’épée ni de bicorne pour Madame de Crayencour

Ce fut l’un des grands événements médiatiques de l’année. Le jeudi 22 janvier 1981, la télévision française retransmettait en direct du quai Conti la réception de la première académicienne élue quelques mois plus tôt au fauteuil de Roger Caillois. Marguerite de Crayencour, dite Marguerite Yourcenar, auteur(e) d’un certain nombre d’ouvrages de grande réputation, en particulier “L’Œuvre au noir“ et “Les Mémoires d’Hadrien“, avait obtenu en mars 1980 vingt voix, contre douze à l’ornithologue Jean Dorst, trois bulletins marqués d’une croix et un bulletin blanc. En 345 ans d’existence de l’Académie française, cette élection d’une femme était historique. L’événement connut un énorme écho, bien au-delà de nos frontières.

Depuis trois siècles, l’éminente compagnie se comportait comme un club sélect pour hommes de très bonne réputation. Aucune loi ne les contraignait à n’accepter que des individus mâles dans leur cercle prestigieux, mais c’était ainsi. Pour faire homologuer une candidature féminine, Jean d’Ormesson, le vrai héros de cette révolution, avait dû ferrailler. Les opposants arguaient que la dame en question, née à Bruxelles d’une famille française, vivait depuis longtemps aux États-Unis, et qu’elle avait adopté la nationalité nord-américaine. C’était sans compter sur le Garde des Sceaux de l’époque, Alain Peyrefitte, également académicien et supporter de la dame. On ne pouvait trouver mieux pour régler la question.

D’autres, comme le philosophe catholique Jean Guitton, estimaient que l’Académie avait très bien vécu comme cela depuis 300 ans, et ne voyaient pas l’intérêt de changer. Si Claude Levi-Strauss lui-même se montrait peu favorable à l’élection d’une femme, ce n’était pas par anti-féminisme ; en tant qu’ethnologue ayant étudié la vie des tribus, il estimait que l’Académie serait menacée de disparition si l’on modifiait brusquement quelque chose de fondamental à sa structure.

Marguerite Yourcenar elle-même ne facilitait pas la tâche de ses défenseurs.  « N’allez surtout pas donner l’impression que je suis saisie de la fièvre verte », avait-elle déclaré avant l’élection. « J’ai indiqué que je ne ferais pas acte de candidature, que je ne ferais pas de visites, que je ne m’engagerais pas à passer un temps déterminé en France. » Pas commode en somme, la candidature de cette dame de 76 ans qui ne se plie à aucune des coutumes de la vénérable assemblée. D’ailleurs, elle ne portera ni bicorne, ni épée. A la place de la célèbre arme honorifique, le comité lui fit don d’un aureus à l’effigie d’Adrien, l’empereur romain dont elle avait imaginé les Mémoires, créant ainsi une œuvre littéraire considérée comme l’une des cents meilleures du siècle. La monnaie d’or fut transformée en pendentif.

Quoi qu’il en soit, la réception eut lieu avec la pompe requise en présence du président de la République Giscard d’Estaing. Marguerite Yourcenar, qui avait revêtu l’habit créé pour elle par Yves Saint-Laurent (houppelande de velours avec col blanc, et foulard blanc sur la tête) prononça son discours avec un lent débit et ses intonations si particulières. Dans l’hommage qu’elle rendit à son prédécesseur, elle montra qu’elle connaissait parfaitement l’œuvre plurielle de Roger Caillois.

On relira avec plaisir ce discours, édité comme tous les autres par l’Institut de France, dans la belle typographie de Firmin Didot. La nouvelle élue cite ses illustres devancières qui auraient pu briguer le même honneur, en expliquant pourquoi cela ne fut pas possible. Madame de Staël : « inéligible de par son ascendance suisse et son mariage suédois » ; George Sand : elle « eût fait scandale par la turbulence de sa vie »; Colette : elle pensait « qu’on ne rend pas visite à des hommes pour solliciter leur voix ».

« Je ne puis qu’être de son avis, ajoutait malicieusement l’académicienne, ne l’ayant pas fait moi-même ». L’Académie n’est pas misogyne, poursuivit en substance Marguerite Yourcenar. Simplement – admirons au passage la métaphore : « Elle s’est conformée aux usages qui volontiers plaçaient la femme sur un piédestal mais ne permettaient pas encore de lui avancer officiellement un fauteuil. »

Comme elle l’avait précisé avant même d’être élue, Marguerite Yourcenar ne se rendit ensuite à aucune des séances de l’Académie, suscitant parfois une certaine acrimonie de la part des confrères qui avaient ardemment favorisé sa venue. Elle poursuivit ses voyages dans le monde, se rendant au Maroc, en Egypte, au Japon, en Thaïlande, en Grèce… « Ni l’âge ni la fatigue ne peuvent tarir son avidité de vivre, sa fascination de toute volupté «  écrira plus tard l’avocat Jean Denis Bredin, qui lui succédera à l’Académie après son décès en 1987 à l’âge de 84 ans.

En octobre 2019, la philosophe Barbara Cassin était reçue à son tour sous la coupole. C’était la neuvième femme élue à l’Académie depuis 1980. En quarante ans,  sont devenues « immortelles »: Jacqueline de Romilly (1988), Hélène Carrère d’’Encausse (1990), Florence Delay ( 2000), Assia Djebar (2005), Simone Veil (2008), Danièle Sallenave (2011) Dominique Bona (2013). À l’exception d’Assia Djebar, toutes ont accepté de revêtir l’habit vert.

Gérard Goutierre

Image ci-contre: terre cuite de J. Dewynter, musée M. Yourcenar, Saint-Jans-Cappel
©Gérard Goutierre
Autres images: captures d’écran
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Une réponse à Pas d’épée ni de bicorne pour Madame de Crayencour

  1. Yves Brocard dit :

    Merci pour votre article.
    Je vous trouve indulgent (je ne vous connais pas et ne sais vos « attaches ») envers l’Académie : « un club sélect pour hommes de très bonne réputation ». « Club sélect » sans doute, mais « hommes de très bonne réputation », pour ma part j’en doute. La plupart sont inconnus des Français (moyens comme moi) et la postérité de ne souvient pas des noms de la grande majorité d’entre eux, encore moins de leurs travaux. D’autant qu’en tant que travaux, le fameux dictionnaire qui a mis des dizaines d’années à être actualisé (on le trouve depuis peu sur internet) a des lacunes stupéfiantes et est en aucun cas « de son temps ». Y avoir fait nommer des personnes comme Giscard d’Estaing, par copinage, est un des méfaits de D’Ormesson. Et s’il a œuvré pour y faire rentrer Yourcenar, je pense que ce n’était pas la Femme à y faire entrer en premier. Sa non-participation revendiquée, dès le départ, aux réunions, en est la criante démonstration.
    En mars 2019, un article virulent sur l’Académie par le New York Times la décrivait comme « constituée de vieux mâles blancs, lente, réactionnaire, sexiste, raciste (titre tiré de l’article du Point 22 mars) décrivait la triste situation. Mais il est vrai que ce n’était pas le sujet de votre article.

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