Mon père, ce géant

L’hôpital, les pompes funèbres, la visite au curé, un dernier au revoir à la morgue, la préparation de la cérémonie, l’adieu en petit comité, l’après-cimetière  et puis le tri de la maison alors que les souvenirs affluent et que commence l’impossible deuil… Avec “Avant que j’oublie” (2019), son premier roman pour lequel elle a reçu en juin dernier le Prix Livre Inter 2020, Anne Pauly fait bien plus que relater la mort de son père. De cet anonyme, elle trace un vibrant portrait tout en couleurs et creuse derrière les apparences. La nuance est son affaire. Son style si singulier, au franc-parler empli d’humour, nous emporte à la découverte de ce géant devenu un véritable personnage de roman. Un livre à lire. Un écrivain à suivre.

Que reste-t-il concrètement de la vie d’un homme lorsque celle-ci s’en est allée ? Des objets, nous répond Anne Pauly. Nous nous retrouvons face à une armoire en quelque sorte. À partir de listes d’objets donc, d’inventaires inéluctables (la chambre d’hôpital, la maison délabrée, véritable capharnaüm qui suinte la réclusion et le désespoir), la narratrice part alors à la découverte de ce père insupportable et pourtant adoré de sa fille. Cette exploration minutieuse l’amènera à percevoir un homme bien plus complexe qu’il n’y paraissait, un homme dont elle seule semble saisir la personnalité multiple et attachante.

Alors qu’elle trie les affaires, les souvenirs, douloureux, remontent inévitablement à la surface. Récents comme lointains. Mais connaissons-nous réellement nos parents ? Enfant, nous ne percevons qu’un aspect de leur personnalité et ces réminiscences du passé peuvent être trompeuses, biaisées, ou tout simplement incomplètes… Leur vie nous échappe  inexorablement dans ce qu’elle a de plus intime et personnel.
Une image plus nuancée du père surgit ainsi peu à peu de cette quête de vérité. Sous le colosse alcoolique au comportement extravagant,  mari violent et véritable punk avant l’heure, se dessine alors un être bien plus paisible et sensible.  “Ma racaille unijambiste, mon roi misanthrope, mon vieux père carcasse”, comme elle le nomme si tendrement, s’avère être également un amoureux de la nature et un amateur de spiritualité orientale, peut-être même un artiste à la vocation contrariée…

Le nom d’une amie d’enfance griffonné dans un carnet retrouvé, et accompagné d’un numéro de téléphone, mènera la narratrice à une rencontre décisive qui la confortera dans ses intuitions et viendra faire toute la lumière sur le père, ce père qui, comme elle le dit si joliment, a marché globalement à côté de son destin, croyant, comme tous les gens d’origine modeste de sa génération, n’avoir aucun choix en la matière.
Si le sujet peut sembler au premier abord un rien morbide, le livre ne l’est absolument pas, le style de l’auteure faisant tout le sel de ce roman, un style où le tragique côtoie sans cesse le cocasse, le trash, le drôle et le poétique. De sa plume acérée, et avec une sincérité qui lui fait honneur, Anne Pauly nous mène dans les  méandres de ses pensées. Elle nous livre tous ces petits détails qui nourrissent sa réflexion et fait surgir les situations les plus burlesques de moments éminemment tragiques. Le caractère comique, ridicule, absurde et insolite de certains aspects de la réalité n’en devient que plus bouleversant. Son ton caustique nous fait constamment osciller du rire aux larmes et sa tendresse est contagieuse.

À travers le portrait de ce père “foutraque”, c’est aussi le sien qu’elle dessine, petit soldat bravache à la sensibilité à fleur de peau, faisant face tant bien que mal à la douleur et au manque. La poésie qui émane de son texte, de haïkus japonais au vol d’une pie s’esquivant dans la pluie, en passant par les vers d’Apollinaire, apporte une note tout aussi apaisante que source de nouvelles émotions.
Ce style tout en contrastes et merveilleusement rythmé fait la force de ce roman qui se lit d’une traite, en un seul souffle, et que nous refermons, nous aussi apaisés.

Isabelle Fauvel

 

“Avant que j’oublie” d’Anne Pauly, parution août 2019 aux Editions Verdier, Prix Livre Inter 2020. 144 pages, 14€.

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