Je t’appelais d’une cabine

Il n’y avait pas qu’Apollinaire pour comprendre la révolution téléphonique à venir. Dans son poème « Les Fenêtres », lequel ouvrait en 1913 le catalogue de l’exposition de Robert Delaunay à Berlin, il disait qu’il y avait « un poème à faire sur l’oiseau qui n’a qu’une aile » et que ledit poème serait expédié par « message téléphonique ». De nos jours il s’en envoie de par le monde quelque 300 milliards au quotidien soustraction faite des indésirables. Une somme incroyable. Mais non il n’y avait pas qu’Apollinaire pour anticiper cette folle évolution. Seulement 13 ans après l’invention du téléphone par Alexander Graham Bell en 1876, Jules Verne (1828-1905) et son fils Michel (1861-1925) publiaient un recueil de nouvelles intitulé « Hier et demain ». L’ouvrage comprenait « La journée d’un journaliste américain en 2889 ».

Michel Verne y écrivait que « chaque matin, au lieu d’être imprimé comme dans les temps antiques, le Earth Herald est parlé », les acheteurs prenant connaissance de chaque numéro dans des « cabinets phonographiques ». Le fils du grand Jules voyait loin, trop loin peut-être, mais l’idée était juste. En 2020, très nombreux sont les consommateurs d’actualité sur téléphone et on ne sait pas encore ce que cela donnera dans cent ans. Toutes les suppositions sont possibles, y compris la disparition de l’information au profit de la communication, laquelle prend sans cesse de l’ampleur pour mieux nous aveugler.

En tout cas, le progrès si c’en est un, file à plein galop. Et ceux qui ne suivent pas sont assez vite largués. Néanmoins il est plaisant de se dire qu’en renonçant à tout cette technologie concentrée, par méfiance ou par simple flemme de s’y adapter constamment, on retrouverait cette liberté d’être injoignable. Le « mode avion » qui permet à chacun de se couper du monde le temps d’une sieste n’est bien sûr qu’une illusion sournoisement entretenue par les opérateurs de télécommunications et fabricants d’appareils. Plus moyen d’être seul. Les générations qui ont connu la cabine téléphonique avec laquelle il était possible d’échanger tous les quinze jours des nouvelles avec ses proches, s’amenuisent. Il n’y aura bientôt plus personne, pour rappeler cette liberté quand même essentielle, de quitter Charleville pour l’Abyssinie sans révéler seconde par seconde la progression de son déplacement sous la surveillance tatillonne d’un satellite. Si Arthur Rimbaud a pu se passer de tout ce fourbi, il y a sans doute quelque précepte utile à en tirer.

En 1929,  Fernando Pessoa dans « Lettres à ma fiancée », disait préférer parler en présence de son interlocuteur plutôt que d’écrire ou d’avoir recours à « l’infâme » téléphone avec lequel « les voix n’ont pas de visages ». Quelques dizaines d’années plus tard c’était possible et on a vu des gens au printemps, durant la réclusion sanitaire, partager un apéritif entre amis par écrans interposés. Quelle misère et bien souvent quel boulet que ce plat parallélépipède qui garnit nos poches et patiente sur notre table de chevet puisqu’il a également remplacé le réveille-matin à deux carillons.

En 1992 sauf erreur, le journal Libération publiait dans ses (alors fameuses) pages « culture », un article sur un livre qui venait d’être traduit chez Julliard. L’auteur était Nicholson Baker (1957-). Le livre était titré « Vox ». Il racontait l’histoire de deux anonymes, un homme et une femme, qui découvraient l’amour à distance sans jamais se rencontrer. Ce roman était présenté comme le premier du genre, celui consistant à mettre en scène un ballet érotique à partir de deux téléphones fixes. Leurs échanges étaient si intenses que leur imagination palliait l’absence d’images. Leur cerveau se transformait en studio de cinéma, mêlant  jouissance et frustration dans une zone du cortex aujourd’hui abandonnée, faute d’utilité. Mais on y retournera au bigophone de nos parents, c’est absolument nécessaire, sans pour autant aller jusqu’aux signaux que s’échangeaient les Sioux. Encore que l’on ne sait pas si les Sioux ne s’échangeaient pas autre chose que des indications sommaires sur les contingences de la vie quotidienne. Dire « je t’aime » avec des ronds de fumée, c’était sans doute coton, surtout quand le voisinage d’une vallée entière pouvait en profiter.

Il y a peu, on voyait encore dans Paris des élévateurs mécaniques, hissant sur la plateforme d’un camion les dernières cabines téléphoniques. En 1937, il fallait un jeton de nickel pour les faire fonctionner. Ils arboraient sur l’avers une Marianne soulignée de l’inscription «République Française» tout comme plus tard, les pièces de monnaie qui les ont remplacés. Le tout a été avalé par la révolution numérique qui n’avait que faire de ces vieilleries et des valeurs gravées dessus.

PHB

 

 

Print Friendly, PDF & Email
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Anecdotique, Apollinaire. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à Je t’appelais d’une cabine

  1. mantel dit :

    Commentaire qui n »a rien à voir …ou à entendre ?
    J’attends votre papier sur Giorgio de Chirico avec impatience, ou l’aurais-je raté ?
    Belle inspiration à venir
    .
    anne chantal mantel

  2. ISABELLE FAUVEL dit :

    Sans oublier Cocteau et sa terrible « voix humaine »…

Les commentaires sont fermés.