Le rendez-vous manqué

Chaque neuf novembre un petit groupe de personnes se rend au cimetière du Père Lachaise pour honorer la mémoire de Guillaume Apollinaire. Car c’est à cette date qu’en 1918, l’écrivain est passé de vie à trépas, étouffé par le virus de la grippe espagnole. Mais cette année, ironie du sort, c’est également en raison d’une épidémie, qu’en fin de matinée lundi à l’heure habituelle, on ne pouvait que dénombrer les fidèles empêchés. Soit quelques sujets français, belges et britanniques, lesquels trouvaient dans ce rituel un moyen d’entretenir la mémoire de l’écrivain. Au moment même où Emmanuel Macron se rendait à Colombey afin de rendre hommage à De Gaulle, il n’y avait donc au Père Lachaise, que quelques corneilles et un couple de pies. Sans compter quelques fleurs (ci-dessus), dont la fraîcheur laissait supposer une intention récente.

La coïncidence de deux grandes épidémies, à un siècle d’intervalle, pourrait nous donner à réfléchir. Car juste après, en 1920, allait commencer la période des années folles, une belle et large et parenthèse de neuf années. On allait s’amuser enfin! Il était urgent de tourner le dos à la guerre et à la grippe. Urgent d’écrire, de peindre, de photographier, de danser, d’écouter du jazz, de coucher avec qui voulait bien, de boire, de manger et de vivre à fond l’instant présent sans aucun égard  pour la veille ou le lendemain. Les ennuis viendraient plus tard, bien plus tard. Au contraire d’aujourd’hui, Paris était devenue la capitale de la création dans tous les domaines, y compris la mode et sans oublier évidemment l’art décoratif, merveille d’élégance que les années cinquante s’empresseront d’enterrer. En 2012, les éditions Assouline avaient publié un très beau livre sur le « Paris des années vingt », commenté par Xavier Girard. Lequel avait choisi Kiki comme fil directeur, reine de Montparnasse. Elle fut notamment le modèle de Man Ray qui en fit au moins deux très beaux portraits, l’un photographique, l’autre peint. Née en 1901 (disparue en 1953), Alice Ernestine Prin a vécu au centre d’une incroyable concentration d’artistes que l’on pouvait le plus souvent croiser au carrefour Raspail/Montparnasse. Elle a été enterrée au cimetière de Thiais (banlieue parisienne) et il paraît que seul le peintre Foujita s’est rendu à ses funérailles. À propos de ce peintre par ailleurs, un étrange sosie circule régulièrement, le dos quelque peu courbé, dans le haut du 19e arrondissement. On n’ose le déranger pour lui poser la question idiote qui pourtant brûle les lèvres. Mais sa silhouette est hautement troublante.

Le cimetière du Père Lachaise compte parmi ses hôtes, nombre de témoins de cette époque-là. Ils sont dispersés au gré des possibilités administratives, rarement par affinités individuelles. Nusch Éluard, née Maria Benz, a ainsi été inhumée assez loin du poète Paul Éluard, l’une côté occidental, l’autre côté oriental. Des inconnus déposent souvent des petits messages, des menus objets sur les tombes de ces célébrités. Par exemple sur celle de Modigliani, il est courant de trouver des crayons, des pinceaux. Sur celle de Marie Laurencin (ci-contre), artiste et amante de Apollinaire, quelqu’un a récemment accroché un petit cœur aux branches de l’arbrisseau qui trouve à s’épanouir sur la tombe.

Les vivants que nous sommes (encore), restent fascinés par ces lieux ultimes où les dépouilles des disparus se dégradent jusqu’au néant. Des stèles qui nous confrontent à notre propre destin. Ce neuf novembre au Père Lachaise il faisait beau. L’air était léger, avec un doux parfum d’humus. L’autre bon (et meilleur) moyen de retrouver Guillaume Apollinaire est tout bonnement de le lire ou de le relire. Une simple édition de poche peut suffire. Sa vaillante poésie infuse toujours en nous le même plaisir, avec aux meilleurs passages, quelques frissons courant sur l’échine.

PHB

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3 réponses à Le rendez-vous manqué

  1. Marie J dit :

    Que c’est bon de se réveiller avec la perspective d’années folles et créatrices ! Si seulement l’histoire pouvait se répéter…

  2. Isabelle Fauvel dit :

    Une folle envie d’années d’insouciance… Allez, on y croit. Merci, Philippe.

  3. anne chantal dit :

    Moi aussi, je dis , merci Philippe.
    D’années folles, on en rêve,
    Sur la liberté retrouvée, on fantasme.
    Mais la triste réalité, on subit,
    Et la révolte gronde …

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