Looking for Miss Playden

L’événement avait été jugé suffisamment important pour que l’on décide de mettre l’article en première page. Le samedi 5 juillet 1947, la «une» du Figaro littéraire titrait sur trois colonnes : «Dans un ranch de Californie, une vieille dame apprend qu’elle a été l’héroïne amoureuse d’un grand poète français». L’auteur du papier s’appelle Robert Goffin. Cet avocat belge est une personnalité forte et atypique. Ami de Boris Vian et de Louis Armstrong, il s’intéresse au jazz autant qu’à la poésie, deux sujets sur lesquels il publiera nombre d’ouvrages. Il vénère Guillaume Apollinaire et il a près de 50 ans lorsqu’il décide de retrouver celle qui a inspiré ses plus beaux poèmes, en particulier « La Chanson du Mal-aimé » et « L’Émigrant de Landor Road ».

La question le préoccupe depuis un certain temps. Les quelques bribes d’informations qu’il possède, très peu en réalité, il les tient du premier biographe d’Apollinaire, Pierre-Marcel Adéma. Cette inspiratrice s’appellerait Hayden ou Playden, serait fille d’un pasteur et aurait habité dans la banlieue de Londres, à Clapham.
Muni de ces seuls indices, Robert Goffin traverse le channel. Il devra mener son enquête avec la même sagacité que celle dont aurait fait preuve, dans les mêmes circonstances, son compatriote Hercule Poirot.

Est-ce pour se mettre dans l’ambiance des premiers vers de la Chanson du Mal-aimé («Un soir de demi-brume à Londres ») ? Il débarque dans la capitale anglaise par «un froid soir d’hiver avec du brouillard qui adoucissait les arêtes trop vives des maisons». Nous sommes en 1946. Londres se remet lentement de son éventrement par les attaques aériennes allemandes. Goffin décide de procéder méthodiquement. Avant tout il faut aller à Clapham. Il faut repérer les églises et les temples puisqu’on dit que la personne était fille de pasteur. Malgré le nombre important d’édifices religieux dans le quartier («beaucoup trop à mon goût !»), il sonne aux presbytères, questionne les servantes ou les femmes de ménage, demande si l’on a connu une personne portant ce nom. Sans résultat. Il est au bord du découragement lorsque le tintement d’une cloche venu d’une église peu visible attire son attention et qu’il croise un vieux pasteur à qui il pose bien entendu la question. Cette fois, il est récompensé de ses efforts. Le vieille homme affirme avoir connu «intimement» ce Playden et donne l’adresse d’une maison d’œuvre puritaine où il pourra sans doute en savoir plus.

Effectivement, Robert Goffin se retrouvera plus tard dans une maison où vit une dame Playden qui d’abord comprend mal l’objet de la recherche. Il ne s’agit pas d’Annie, mais de sa belle-sœur. «Je ne l’ai jamais vue. Annie est en Amérique». La suite de l’enquête se joue à ce moment précis : «Il me fallait des ruses de sioux pour obtenir son adresse», indique Robert Goffin qui finira par recueillir ce précieux renseignement. Le soir même, en priant le ciel qu’elle fût encore de ce monde, il put rédiger à l’inconnue «une lettre d’une haute civilité».

La réponse parvint à Robert Goffin deux semaines plus tard. Pour Annie, alors âgée de 66 ans, la lettre de l’avocat belge avait constitué, comme on l’imagine, «une invraisemblable surprise». Oui Annie, à l’âge de 20 ans, était bien la jeune fille engagée comme gouvernante de Gabrielle, fille de la vicomtesse de Milhau, dans sa résidence de Rhénanie (Neu Glück) en même temps que Guillaume de Kostrowitzki qui, lui, jouait le rôle de précepteur. Oui, «Kostro» comme elle l’appelait, lui avait déclaré sa flamme avec parfois une certaine insistance et lui avait même proposé le mariage. En tout cas, en 1946 elle ignorait totalement que son prétendant avait connu une immense célébrité. «Je suis fière de savoir que Kostro est devenu l’un des meilleurs poètes de France et je serais particulièrement heureuse de lire ses œuvres si vous vouliez me les envoyer».

Annie se dévoilera un peu plus dans les courriers suivants. «Il m’avait prédit que quelque chose de merveilleux me surviendrait avant que je meure. J’ai l’impression que la nouvelle que vous m’avez transmise constitue la chose merveilleuse». Si elle resta insensible aux avances du jeune homme «follement amoureux» , c’est qu’elle était alors «une petite stupide qui ne pouvait se laisser aller à l’aimer en raison surtout de (son) éducation puritaine ». Et puis cette étonnante remarque où Annie fait preuve de sa finesse d’analyse, en même temps que d’une certaine rouerie :  «Ceux qui aiment sa poésie devraient m’être reconnaissante de ne pas l’avoir épousé. Si je l’avais fait, qui sait, peut-être pareille poésie n’eût pas été écrite».

Quelques années plus tard, en octobre 1951, un autre spécialiste d’Apollinaire, le professeur américain LeRoy C. Breunig obtient un rendez-vous avec Annie qui pour cela traversa toute l’Amérique, depuis la Californie jusque New-York. Il raconte cette importante rencontre dans le Mercure de France du 1er avril 1952. «C’est une dame très énergique, petite de taille et simple dans sa tenue. Elle parle d’une façon pétillante avec un joli accent anglais. Tout ce qu’elle m’a raconté sur sa jeunesse lointaine était prononcé avec enthousiasme mais avec un détachement remarquable, comme si la jeune file de Neu-Glück et la dame de Californie étaient deux êtres bien distincts.»

Il n’empêche : les précieux renseignements ainsi obtenus permettent d’éclairer certains paysages de la Chanson du Mal-Aimé ou d’autres poèmes d’Alcools. Le professeur LeRoy C. Breunig note qu’il a fallu un demi-siècle et la collaboration de plusieurs pays pour connaître, enfin,

« ..…celle que j’ai perdue

L’année dernière en Allemagne
Et que je ne reverrai plus».

Gérard Goutierre

Illustration ci-dessus: Extrait de l’exposition de l’ICA (The Institute for Contemporary Arts) à Londres en 1968.
Photo: G.Goutierre
On lira avec profit :
«Entrer en Poésie» de Robert Goffin (1948, À l’enseigne du chat qui pêche, Gand)
«Un soir de demi-brume à Londres» de John Adlar (1988, éditions À l’écart)
Print Friendly, PDF & Email
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Apollinaire. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

4 réponses à Looking for Miss Playden

  1. alain BOUTRY dit :

    En tous cas,elle avait gardé une figure assez plaisante en 1947,si l’on se fie au journal et si la photo est bien d’époque,quoique le haut de sa blouse fasse très XIXéme siècle! Les lointains amours,avortés ou perdus,sont bien émouvants!

  2. Françoise Objois dit :

    Quelle jolie histoire ! Merci Gérard pour cette découverte…

  3. iturralde maialen dit :

    Merci ,une fois de plus pour cet joli conte et cette intrépide et un peu « morpionne » petite dame,pas trop impressionnée par le grand homme .
    Encore une fois,une délicieuse promenade dans le temps,ça fait du bien par les temps qui courent!
    Merci et bonne année!
    urte berri on !

  4. B.dupuis dit :

    Un « Hercule Poirot poète » À.Christine ne laissait pas penser que cela soit possible et pourtant G.Goutière…merci pour cette retouche .

Les commentaires sont fermés.