Bye bye London

Certes, on s’y attendait depuis quatre ans à ce Brexit. On savait bien que deal ou pas deal, les britanniques avaient choisi de quitter le navire Europe pour voguer en solo sur les mers agitées de la mondialisation, persuadés que la liberté est à ce prix. Ils la paieront très cher cette liberté et viendra peut-être très vite le temps où ils regretteront de s’être fait berner.
Pour les amoureux inconditionnels de Londres dont je fais partie, ce n’est évidemment pas une bonne nouvelle. Même si envisager aujourd’hui une escapade londonienne relève du parcours du combattant pour cause de Covid, nul ne sait vraiment pour l’instant à quelle sauce sera mangé le voyageur européen post-Brexit quand la pandémie sera derrière nous.

«When a man is tired of London, he is tired of life» disait Samuel Johnson en 1777 avec raison. Alors si Londres vous manque, et qu’un gros coup de blues vous saisi à l’idée de ne pas savoir quand vous pourrez y retourner la savoureuse lecture du petit opuscule de 50 pages tout rond signé Virginia Woolf intitulé « Dans les rues de Londres, une aventure », s’impose. Paru pour la première fois dans la Yale Review en 1927, date par ailleurs de la parution de « La Promenade au phare », cette nouvelle traduite pour la première fois en français et publié à Alger dans la revue Fontaine en 1944, invite le lecteur à exercer un vagabondage aussi bien du corps que de l’âme.

Dans son journal, daté du 26 mai 1926, Virginia Woolf note : «Un de ces jours j’écrirai quelque chose sur Londres pour dire comment la ville prend le relais de votre vie personnelle et la continue sans le moindre effort». Il faut pour cela être en osmose avec le lieu et c’est le cas de l’auteure, une des chevilles ouvrières fondatrice du « Bloomsbury Group » et londonienne dans l’âme qui fit ses premiers pas au 22 Hyde Park Gate dans le très chic quartier de Kensington à deux pas du Royal Albert Hall.

Partir à la recherche d’un crayon et se retrouver à la recherche de soi-même: il s’agit à travers cette très courte fiction de trouver une bonne excuse pour «traverser la moitié de Londres à pied entre le thé et le dîner» et se délecter de l’observation de la rue, des passants et des boutiques. L’alibi parfait sera donc l’achat d’un crayon à papier qui permettra au narrateur de se livrer «au plus grand plaisir de la vie urbaine en hiver – flâner dans les rues de Londres». A l’heure où nos sorties sont surveillées et où il n’est pas recommandé de se mêler à la foule ou alors avec un sentiment de culpabilité, Virginia Woolf nous invite à un plaisir simple, la déambulation hivernale, urbaine et nocturne dans une grande ville à la nuit tombée avec pour guide le hasard.

Se laisser aller en fin d’après-midi dans le flux des promeneurs avec un seul but – acheter un crayon à papier – peut constituer une aventure pour peu qu’on la vive comme telle avec ses sens en éveil. Tout commence par le bonheur de s’échapper de son chez soi familier où s’accumulent les souvenirs pour se frotter au dehors. Regarder les rues comme si c’était la première fois. Les savourer, les trouver belles. Jouir de la lumière des lampadaires et de l’ombre des arbres, écouter le bruit du train ou du métro, regarder les vitrines et se frayer un chemin dans la cohorte des multiples histoires que la rue nous offre. Inventer des vies aux gens que l’on croise et naviguer entre réel et irréel, passé et présent. Manière de tomber dans une faille spatio-temporelle d’où peut surgir à tout moment des personnages fantastiques acteurs d’une pièce qui ne demande qu’à nous étonner. «Sans pensée d’achat, l’œil est amusé et généreux ; il crée ; il ornemente ; il embellit. De la rue, on peut construire toutes les pièces d’une maison imaginaire et les meubler à sa guise de sofa, table, tapis». Oxford Street, Holborn, Soho, Mayfair, le Strand, pont de Waterloo… Pas de meilleur accélérateur d’imagination que ces lieux qui feront de nous un «nomade errant dans le désert, un mystique scrutant le ciel, un débauché dans les bouges de San Francisco, un soldat à la tête d’une révolution, un paria hurlant de scepticisme et de solitude».

Profiter d’une simple promenade pour mettre ensemble des bouts de vies imaginées et imaginaires comme on laisserait son cerveau divaguer au rythme de ses pieds. Et puis au détour d’une rue, ressentir de la joie en dénichant un bouquiniste qui nous fera faire le tour du monde bien plus vite que Jules Verne. «Les livres d’occasion sont des livres sauvages, des livres sans logis (…)». Ils racontent la vie de leurs précédents propriétaires inconnus ou disparus et nous invitent à la pérégrination de l’esprit plus sûrement qu’un billet d’avion. A la fois éloge du dépaysement et passeport pour le voyage intérieur, cette promenade littéraire londonienne pourrait bien vous laisser sur le sable.
Mais au fait, nous étions juste sortis pour acheter un crayon…

Françoise Objois

« Dans les rues de Londres, une aventure », Virginia Woolf/Illustrations Antoine Desailly, traduit par Étienne Dobenesque. Les éditions du Chemin de fer, 2014

 

 

 

 

 

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5 réponses à Bye bye London

  1. Jlmh dit :

    “ Ils la paieront très cher cette liberté ”

    “Le loup et le chien”?

  2. philippe person dit :

    Bravo aux Anglais d’avoir quitté ce « machin » qui transforme les gouvernants en larbins de la Commission européenne. On voit que, dans une crise majeure comme la pandémie où on leur demande d’agir vite et bien, nos élites énarchiques ne savent plus prendre d’initiatives, ont besoin de communicants et de stratèges privés…
    « Ils la paieront très cher, cette liberté » dit le monsieur ou la dame caché(e) derrière des initiales. Nous, nous le payons très cher notre asservissement…
    Comme disait un indépendantiste alsacien (eh oui !), le chanteur Roger Siffer : « je veux avoir le droit d’être matraqué par un CRS alsacien »…
    Je combats le discours dominant qui voudrait que les « intelligents » soient pro-européens e le peuple sous-éduqué contre. Rien que pour ce mépris social, je dis bravo aux Anglais !

  3. Marie-Hélène Fauveau dit :

    Oh merci de signaler cet opuscule…
    J’aime beaucoup Londres à 2 pas : dépaysement garanti
    J’y retournerai après le Covid …quoiqu’il en coùte…

  4. Marie-Hélène Fauveau dit :

    euh Coûte !

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