Giacometti-Beckett, une amitié, un arbre

Alberto Giacometti (1901-1966), sculpteur et peintre suisse né à Borgonovo, dans le val Bregaglia, à la frontière italo-helvétique. Samuel Beckett (1906-1989), écrivain, poète et dramaturge irlandais né à Foxrock, dans la banlieue sud de Dublin. Rien, au départ, ne prédisposait les deux hommes à se rencontrer. Mais, en 1922, Giacometti part étudier à Paris et entre à l’Académie de la Grande-Chaumière suivre les cours du sculpteur Antoine Bourdelle (1861-1929). Beckett, lui, après des études de littérature au Trinity College, obtient, en 1928, un poste de lecteur d’anglais à l’Ecole nationale supérieure de la rue d’Ulm à Paris. C’est en 1937 que la rencontre a lieu, dans ce Paris hautement cosmopolite où se pressent alors artistes et intellectuels du monde entier. Si l’amitié qui lie Giacometti à Beckett n’est pas la plus connue, c’est en tout cas l’une des plus durables, qui ne s’éteindra qu’à la mort du sculpteur. Une très belle exposition à l’Institut Giacometti propose (dès sa réouverture…), à travers documents rares et pièces emblématiques, de mettre en lumière cette amitié, les affinités entre les deux œuvres jusqu’à cette ultime et unique collaboration que fut la réalisation de l’arbre pour la reprise de “En attendant Godot”.

Ce n’est pas un hasard, mais plutôt l’évidence d’une proximité artistique entre les deux hommes, si la sculpture de Giacometti “Tête sur tige” (1947) figure sur la couverture du texte de Beckett “Imagine Dead Imagine” (1965).
En effet, de profondes parentés rapprochent les œuvres du sculpteur et de l’écrivain qui ont tous deux évolué dans les mêmes sphères, proches du Surréalisme, et figuré à plusieurs reprises dans la revue de Sartre Les Temps Modernes, croisant ainsi la route de l’Existentialisme. De nombreux thèmes les réunissent : l’exploration de la solitude, des corps contraints, la position de la figure humaine dans l’espace…, mais également le processus même de création, aboutissant à un dépouillement extrême, et l’idée de tout recommencer sans cesse, malgré les accomplissements, “Rater encore. Rater mieux.”, comme le souligne le titre de l’exposition.

La solitude, partagée ou non, est une constante dans l’œuvre des deux hommes. Ainsi peut-on trouver de troublants échos entre la sculpture “Trois hommes qui marchent” (1948) et la pièce télévisuelle “Quad” (1981). Dans la première, les personnages sont disposés sur un carré, comme sur un plateau de théâtre, et paraissent se déplacer sans jamais devoir se croiser. La seconde semble rejouer la même scène, les protagonistes empruntant un parcours d’une précision métronomique pour s’éviter systématiquement au centre du plateau. La similitude formelle est frappante. Cette manière de concevoir le travail dans l’espace, de révéler, par le vide qui les sépare, l’incommunicabilité des personnages, se retrouve de manière quasi identique dans le travail des deux artistes.
Par ailleurs, chez Beckett, les corps sont sans cesse entravés, dans l’impossibilité de s’asseoir ou de se lever, ou simplement de se mouvoir car totalement ensevelis. Que ce soit les personnages de “Fin de partie” (1957), confinés dans leurs poubelles, ceux de “Comédie” (1963), emprisonnés jusqu’au cou dans des jarres, ou encore la Winnie de “Oh les beaux jours ” (1961), enfouie jusqu’à la taille, puis jusqu’au cou, dans son tumulus de terre, les acteurs beckettiens sont des corps contraints, empêchés. Ils ne sont donc pas sans rappeler la série des cages de Giacometti, mais aussi ces sculptures, tel ce “Buste d’homme” (1956), où le travail sur la matière fait fusionner la figure avec le socle de telle sorte qu’elle semble tout autant modelée qu’emprisonnée par cette matière. Par ailleurs, concernant la substance, un parallèle peut, là encore, être fait entre la présence de la boue dans l’œuvre beckettienne et la surface granuleuse des sculptures de Giacometti.

La question même de la création est, pour Beckett comme pour Giacometti, celle du rapport au réel, de cette difficulté à le restituer, qui les conduit l’un et l’autre à un dépouillement progressif de leurs moyens d’expression. “La soustraction plutôt que l’addition” constate Beckett à propos de son travail, ce qui vaut aussi pour le sculpteur. Dans une quête inlassable pour représenter l’essentiel de l’être humain, les deux artistes ne cessent d’éliminer, de réduire. La matière des œuvres de Giacometti s’amenuise petit à petit, de même que les textes de Beckett se dépouillent peu à peu de leur ponctuation, de leur syntaxe. Les personnages eux-mêmes ne cessent de rétrécir, de s’effacer. Leur nombre et leur corps se réduisent progressivement (de cinq personnages dans “En attendant Godot” (1948) à une simple bouche dans “Pas moi” (1972)), leur nom laisse place à des initiales, puis à de simples fonctions et, pour finir, à une image floue sur un écran. Le “Rater encore. Rater mieux.” permet aussi de retravailler les textes et de les réduire à leur substantifique moelle. Ainsi “Imagination morte” (1965) passe-t-il de trois cents pages à une petite quinzaine.

Comme le montre remarquablement cette exposition, les affinités artistiques sont donc tout aussi nombreuses qu’essentielles entre les deux hommes. Rien d’étonnant donc qu’une amitié se soit nouée entre eux. Développée dans l’après-guerre, celle-ci est peu connue car très peu documentée. Il est vrai que Giacometti n’a pas fait le portrait de Beckett comme il fit celui d’autres écrivains (Sartre, Beauvoir, Breton, Bataille, Genet…). Et l’écrivain de l’abstraction, dans ses quelques écrits consacrés à l’art, n’a jamais mentionné le sculpteur. Peu de traces donc : le nom de Beckett figurant à plusieurs reprises dans les carnets de Giacometti ou des ouvrages du dramaturge amicalement dédicacés. Leur amitié est, en réalité, principalement régie par le hasard de leurs rencontres. “Lui et moi, toujours par hasard” a remarqué Giacometti. Ils aimaient se retrouver dans les cafés de Montparnasse qu’ils fréquentaient tous deux et arpenter Paris ensemble la nuit. Se voyant régulièrement, les deux hommes n’éprouvaient nul besoin de s’écrire. Pas de correspondance donc.

Cette relation souterraine opère cependant en profondeur dans les deux œuvres qui semblent dialoguer entre elles, se répondre dans un écho, jusqu’à ce point de rencontre que fut la réalisation de l’arbre pour la reprise de “En attendant Godot”.
“Cher Alberto, On reprend Godot à l’Odéon début mai. Accepteriez-vous de nous faire l’arbre ? Ça nous ferait à tous un énorme plaisir. Mais n’ayez aucun scrupule à refuser si ça ne vous convient pas. Vous seriez gentil de me fixer le plus tôt possible. Bien amicalement Samuel Beckett” dit une missive du 3 mars 1961. L’arbre, qui compose l’unique décor de l’œuvre sans doute la plus célèbre du Prix Nobel de littérature (obtenu en 1969), constitue donc le point de rencontre artistique des deux hommes. Ecrite en 1948, la pièce est éditée aux Editions de Minuit en 1952 et créée le 4 janvier 1953 au Théâtre de Babylone, dans une mise en scène de Roger Blin. C’est cette même mise en scène qui est reprise en 1961.

“Route à la campagne, avec arbre. /Soir.” indique laconiquement la didascalie qui plante le décor. Une photographie géante nous le montre, cet arbre, l’original ayant disparu après la fin des représentations : en plâtre, forcément minimaliste, frêle et fragile comme le sont les figures humaines du sculpteur. Il a tout pour répondre à l’ascétisme visuel du dramaturge. Elément de toute importance, il sème le trouble (1) et semble la seule planche de salut à Estragon et Vladimir dans le cas où Godot ne viendrait pas (2).
“Giacometti / Beckett. Rater encore. Rater mieux.”, tout en nous éclairant de la plus belle des manières sur cette relation peu connue, nous plonge au cœur du travail des deux artistes, de leur processus de création. L’arbre devient alors une évidence, comme sur ce gigantesque cliché en noir et blanc qui ouvre l’exposition, représentant les deux hommes dans l’atelier du sculpteur, l’arbre en arrière-plan.

Isabelle Fauvel

Crédits photos dans l’ordre: (1) Samuel Beckett En attendant Godot Theâtre de l’Odéon 1961 Ph Roger Pic Fondation Giacometti © Succession Alberto Giacometti Fondation Giacometti ADAGP Paris 2020 ©The Estate of Samuel Beckett (2) Beckett et Giacometti dans l’Atelier dit du téléphone 1961 Ph Georges Pierre. DR © Succession Alberto Giacometti Fondation Giacometti Adagp Paris 2020 (3) Samuel Beckett et Giacometti dans l’Atelier de Giacometti 1961 Ph Georges Pierre. DR © Succession Alberto Giacometti Fondation Giacometti Adagp Paris 2020
(1)   “Lendemain. Même heure. Même endroit. / (…) / L’arbre porte quelques feuilles.” indique une nouvelle didascalie au début de l’Acte II.
(2)   A la fin de l’Acte I, Estragon, regardant l’arbre, “Dommage qu’on n’ait pas un bout de corde. (…) Fais-moi penser d’apporter une corde demain.”
A la fin de l’Acte II, réalisant que la seule corde qu’ils ont n’est pas solide, Estragon : “Tu dis qu’il faut revenir demain ? (…) Alors on apportera une bonne corde.” Vladimir : “On se pendra demain. (Un temps.) A moins que Godot ne vienne.”
“Giacometti / Beckett. Rater encore. Rater mieux.” A l’Institut Giacometti. Ouverture… dès que le gouvernement lèvera les restrictions d’ordre sanitaire. Exposition prévue jusqu’au 28 mars 2021. Commissariat : Hugo Daniel. Scénographie : Éric Morin.
Catalogue co-édité par la Fondation Giacometti et FAGE éditions, bilingue anglais-français, 192 pages, 28 euros
Pendant la fermeture au public, des événements autour de l’exposition sont régulièrement proposés sur le web. Toutes les informations sont sur le site de la Fondation Giacometti.
À noter : dimanche 24 janvier à 18h30, lecture par Denis Lavant d’extraits de textes de Beckett au sein de l’exposition, retransmise sur le web.

 

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3 réponses à Giacometti-Beckett, une amitié, un arbre

  1. philippe person dit :

    Merci Isabelle,
    voilà un fait que j’ignorai et qui illuminera ma journée. Merci à tous les contributeurs des Soirées : chaque matin, j’apprends quelque chose ou quelque chose m’interpelle. Bref, tous les matins, j’attends avec impatience de retrouver Philippe, Gérard, Isabelle, Lise, Lotte et tous les autres… Mille mercis à eux !

  2. Françoise Objois dit :

    Merci pour cet éclairage sur cette belle amitié dont j’ignorais tout… Très envie de découvrir l’expo !

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