L’exil sur un air de blues

Comme tous les théâtres de France, le Mouffetard – Théâtre des arts de la marionnette vit depuis maintenant plus d’un an en vase clos, à savoir sans public. Jonglant avec les périodes de confinement, déconfinement, couvre-feu, reconfinement, fermeture des lieux culturels…, il n’a cessé d’annuler, programmer, reprogrammer et annuler de nouveau ses spectacles. Un travail de titan, usant pour les nerfs. Si une parenthèse enchantée lui a permis d’assurer son début de saison (1), celle-ci fut, comme chacun sait, de fort courte durée. Obligé de se “réinventer” (autre terme actuel et insupportable dont nous nous passerions bien), bref, de faire contre mauvaise fortune bon cœur, il n’a pas cessé toute activité pour autant. Accueillir des compagnies en résidence, mettre le plateau à leur disposition pour répéter et créer leurs spectacles, organiser des représentations à l’attention des professionnels, tout cela dans le strict respect des contraintes sanitaires actuelles, semblait alors un moindre mal, un moyen tout du moins de préparer l’avenir. (2) Le spectacle “Rebetiko”, reprogrammé à la saison 2022/2023, a ainsi donné lieu à deux représentations. En voici un avant-goût.

“Rebetiko”. Quèsaco ? Le Rebetiko est une forme de musique populaire grecque aux consonances orientales apparue dans les années 20 à la suite de l’arrivée de vagues migratoires expulsées d’une partie de l’Asie mineure, nous apprend le dossier de presse. S’il perdure encore de nos jours, partie prenante du folklore grec, c’est qu’il a joué un rôle similaire à celui du blues dans le sud des États-Unis : il fut la musique d’une population en marge de la société, dépréciée, un moyen d’expression pour affirmer son identité, sa culture, et chanter la dureté de sa condition.
C’est donc tout en musique et sans paroles que va se dérouler cette fable visuelle pour objets et marionnettes.

Occupant tout le centre du plateau, se dresse une installation pour le moins étonnante, tout aussi complexe qu’originale :  deux niveaux de jeu, dont un castelet, apparemment reliés par une gigantesque plaque inclinée à 45 degrés, oscillant entre le miroir et l’écran. Cette ingénieuse installation, en réalité bien connue du monde de la prestidigitation, est une technique d’illusion d’optique appelée au choix “Pepper’s Ghost” ou “Dircksen phantasmagoria”, le scientifique britannique John Henry Pepper (1821-1900) ayant développé son utilisation après son invention, en 1862, par l’ingénieur anglais Henry Dircks (1806-1873). Explication : l’emploi d’une plaque semi-réfléchissante (verre métallisé ou film plastique) associée à des effets d’éclairage permet de faire croire à l’apparition et à la disparition d’objets ou de personnages, de les rendre transparents ou encore de les transformer. Les marionnettes portées évoluent ainsi à la fois au sein du castelet et des projections holographiques dans une dimension des plus oniriques qui sert au mieux le propos du spectacle.

Côté jardin, au sol, une somptueuse Laterna très joliment peinte de délicates fleurs colorées. Conçu spécialement pour le spectacle par le dernier fabricant et conservateur de Laternas grecques, Panos Ioannidis, installé à Thessalonique, cet instrument de musique mécanique émet une sonorité agréablement chantante qui n’est pas sans rappeler celle de l’orgue de Barbarie. Le musicien-interprète Nicolo Terrasi, également compositeur de la musique du spectacle, alterne sur scène entre la pratique de cet instrument et celle d’une guitare au son beaucoup plus strident. L’effet dissonant nous ramène à l’âpreté du sujet, à cette histoire d’exil forcé qui semble ne jamais cesser de se répéter. Présent et passé s’entremêlent, tel ce vieux médaillon faisant le lien entre deux époques.

Mais de quoi s’agit-il exactement ? Dans une ville d’Europe, une vieille dame et son petit-fils coulent des jours heureux. Des réfugiés en détresse commencent alors peu à peu à emplir les rues. Leur venue fait resurgir à l’esprit de la grand-mère le souvenir de son propre passé : sa fuite précipitée hors d’une cité incendiée lorsqu’elle était enfant… L’écrivain Panayotis Evangelidis et le metteur en scène Yiorgos Karakantas signent à quatre mains cette fable sur l’exil forcé qui fait tragiquement écho, de nos jours, à celui des réfugiés syriens et kurdes. Le metteur en scène a puisé dans son histoire personnelle : “Arrivée en Grèce en 1923, ma grand-mère maternelle avait fui la ville de Smyrne (Turquie, ndlr), alors en proie aux flammes et au massacre de la population grecque dont son propre père fut victime. Elle connut alors l’exil, comme tant d’autres à cette époque…”.

Des marionnettes en bois peint de toute beauté, deux marionnettistes d’une grande dextérité, quelques accessoires et l’habile utilisation du “Pepper’s Ghost”, dans une ambiance sonore des plus travaillées, nous transportent ainsi, entre mémoire et songe, dans un univers fait de douceur et de cauchemar. Avec sensibilité et justesse, d’une grande force poétique, ce spectacle touche à un sujet toujours d’une terrible actualité. Et la marionnette ici relève on ne peut mieux du mélange des genres : marionnettes portées, théâtre d’ombres, projections holographiques, cinéma… La magie est au rendez-vous !

Espérons que la grande fête qu’est la Biennale Internationale des Arts de la Marionnette (3) pourra bien avoir lieu et que tout un chacun pourra se régaler de la richesse et de la diversité de cet art. Le spectacle nous est plus que jamais nécessaire. Non essentiel semble-t-il, mais tellement indispensable !

Isabelle Fauvel

(1) “Colonisation et théâtre d’objets”, ma chronique du 14/10/2020

(2) En un an, ont été annulées 110 représentations, 441 heures d’ateliers et 22 rencontres entre les publics et les artistes. 54 jours de résidence, 7 représentations à l’attention des professionnels, 22 représentations & 8 lectures de textes dans les établissements scolaires, 377 heures d’ateliers en “présentiel” & 45 heures d’ateliers en “distanciel” ont vu le jour.

(3) Du 4 mai au 6 juin, 11ème Biennale Internationale des Arts de la Marionnette (BIAM)

“Rebetiko” par l’Anima Théâtre. Spectacle vu le 11 mars 2021 au Mouffetard – Théâtre des arts de la marionnette lors d’une représentation professionnelle.
Dates de tournée : https://www.animatheatre.com/agenda/
“Rebetiko” est programmé au Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes à Charleville-Mézières les 17 et 18 septembre 2021

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Une réponse à L’exil sur un air de blues

  1. Vagh dit :

    Ahhh merci Isabelle de nous faire voyager ainsi ! Oui, à défaut de pouvoir aller voir ce merveilleux spectacle que tu nous décrit avec ta plume et tes yeux, je reçois ta cronique comme un conte non sans suspense… pourrions nous un jour avoir la possibilité d’être spectateurs présents devant ce pays des merveilles? Le Rebetiko est une des plus belles ‘ pliante ‘ chantée, surtout l’écouter ‘live’ en Grèce, à table dans une taverna pleine de vie au pieds de Acropole !!

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