Une histoire d’Hamlet sur un carré de moquette grise

“Être ou ne pas être, telle est la question.” Cette réplique connue de tous, même des non-initiés, sans doute la plus célèbre du répertoire, qui ouvre l’un des monologues d’Hamlet (Acte III, scène 1), résonne d’une bien étrange manière en ces temps si particuliers. Méditation sur la vie et sur la mort, elle pourrait s’entendre aujourd’hui en ces termes : “Jouer ou ne pas jouer.” Alors, oui, jouer, malgré tout. Jouer devant un petit nombre de professionnels, en attendant un vrai public. Jouer pour exister. Quelques spectateurs clairsemés dans la salle, habituellement signe d’un spectacle mal aimé, reçoivent tel un cadeau inespéré cette représentation qui s’offre à eux. Donner et recevoir, telle est la relation fusionnelle qui unit un acteur à son public. Car si les acteurs ont besoin d’une écoute pour exister, le public, lui, a besoin qu’on lui raconte des histoires. La relation, vivante, est à double sens, comme en miroir, avec l’imaginaire en partage. Nous avons besoin les uns des autres pour exister. C’est un fait. À bon entendeur…

En l’an 2000, Peter Brook présentait aux Bouffes du Nord une très belle version de “La Tragédie d’Hamlet” (1603), l’une des plus grandes tragédies shakespeariennes. Il en signait lui-même l’adaptation et avait eu l’ingénieuse idée, dans un souci de simplification, d’en réduire le nombre d’interprètes tout en conservant les protagonistes essentiels. Certains comédiens interprétaient donc plusieurs rôles. Rosencrantz et Guildenstern, ces deux personnages secondaires, grands oubliés de nombreuses adaptations abrégées, mais auxquels le dramaturge Tom Stoppard avait, lui, consacré une pièce entière avec “Rosencrantz and Guildenstern are dead” (1966), y étaient même présents ! L’acteur Adrian Lester y faisait des merveilles dans le rôle principal et son interprétation a sans aucun doute marqué bien des mémoires. Quelque vingt années plus tard, le metteur en scène Guy-Pierre Couleau se frotte de nouveau à l’exercice et reprend l’adaptation de Brook, en langue française cette fois-ci, dans un texte signé du regretté Jean-Claude Carrière (1931-2021) et de Marie-Hélène Estienne.

Un carré de moquette grise au sol – qui, plus tard, laissera place à un grand dessin bariolé sur un fond blanc – et quelques chaises tout autour. Pas de décor et très peu d’accessoires, le strict minimum. Des vêtements contemporains neutres, en accord avec le rang des personnages. Très peu de changements de costumes, tout juste ce qu’il faut pour marquer parfois un changement de temps, de lieu ou de personnage. L’accent est mis ici sur les relations humaines, le spectacle reposant exclusivement sur le jeu des acteurs. Guy-Pierre Couleau a suivi à la lettre les principes du maître, créant un spectacle on ne peut plus brookien : “Le décor, au sens vivant du terme, est créé de façon dynamique et totalement libre par le jeu entre les personnages. Tout le jeu, y compris le texte, devra être directement l’expression de la plus grande tension possible, la plus intense.” écrivait Peter Brook dans “Le diable c’est l’ennui, propos sur le théâtre” (Actes Sud, 1991).

Auteur de la théorie de “L’espace vide”, fruit de ses expérimentations en Afrique et ailleurs où il lui suffisait, avec sa troupe, de dérouler un tapis pour jouer, Peter Brook a placé l’être humain au cœur de son théâtre, dans un espace-temps concentrant la vie de la manière la plus dense.

Point de fioritures pour jouer le grand Shakespeare (1564-1616) nous dit à son tour Guy-Pierre Couleau. Sa version ici dépouillée d’Hamlet lui donne entièrement raison. S’appuyant sur une talentueuse distribution de huit comédiens et comédiennes, il nous livre un spectacle d’une grande fluidité, à la mécanique impeccable, entre gravité et légèreté, dont la grivoiserie et l’humour ne sont, par ailleurs, pas absents. Dans cet espace et ce temps resserrés, la tragédie d’Hamlet se joue loin des poncifs romantiques, dans un jeu tout en nuances. La langue y est d’une belle clarté et d’une étonnante modernité.
Rappelons en quelques mots le propos de la pièce. Hamlet, jeune prince du Danemark, découvre par une révélation du Spectre du roi son père, que celui-ci, en réalité, a été empoisonné par Claudius, son frère, qui l’a remplacé sur le trône et épousé sa veuve, la reine Gertrude. Le jeune homme se voit ainsi confier, par le fantôme paternel, la mission de venger cet assassinat. Pour confondre son oncle et beau-père Claudius, il simule alors la folie et charge une troupe de comédiens de jouer devant le roi et la reine une pièce rejouant le meurtre de son père. Puis, certain de son fait, il cherchera en vain, tout au long de la pièce, le moment opportun d’assouvir sa vengeance. À cette histoire se mêle une intrigue amoureuse entre Hamlet et la jeune Ophélie. Mais le meurtre involontaire de Polonius, le père de la jeune fille, par Hamlet entraînera la belle vers la folie, puis au suicide. La pièce se termine dans un bain de sang auquel seul Horatio, l’ami fidèle d’Hamlet, échappera.

Le meurtre, la mort, le deuil, la vengeance, la folie, l’amour, le théâtre… les thèmes de la pièce sont nombreux, ses interprétations, infinies. Il semble d’ailleurs impossible d’en aborder toutes les dimensions, toutes les strates. La version qui nous est montrée ici met l’accent sur le dégoût éprouvé par Hamlet à l’encontre de sa mère, sa répulsion face au couple royal, et sa soif de pureté. Benjamin Jungers, vu dans de nombreux rôles de jeune premier lorsqu’il était pensionnaire à la Comédie-Française, avec les années, a pris de l’étoffe et excelle dans le rôle du prince du Danemark. D’une belle présence et d’une énergie folle, il mène la pièce à vive allure, dans un jeu extrêmement nuancé. Ses camarades ne sont pas en reste avec une mention spéciale à Sandra Sadhardheen, dont les talents de danseuse servent, par ailleurs, à merveille la folie d’Ophélie, et Emil Abossolo M’Bo qui, par sa bonhommie et sa puissante nature comique, apporte une note tout aussi sympathique qu’inhabituelle au personnage de Polonius.

Si l’adaptation de Carrière et Estienne, dans sa version raccourcie du texte shakespearien, apporte rythme, limpidité et intelligibilité à l’intrigue, nous pourrions néanmoins regretter qu’elle minimise de facto les hésitations et tergiversations d’Hamlet quant à son projet de vengeance et au meurtre de Claudius.

Le tableau final nous montre un plateau jonché de cadavres, excepté un. Seul rescapé de cette tragédie, Horatio est alors l’unique témoin qui pourra un jour raconter cette histoire, tel le conteur africain dont parle Peter Brook dans “Oublier le temps” (Éditions du Seuil, 2003) : “Quand, dans un village africain, le conteur parvient au terme de son histoire, il appuie la paume de sa main sur la terre et il dit : “Je dépose mon histoire ici. ” Puis, après un court silence, il ajoute : “Afin que quelqu’un d’autre puisse la reprendre un jour.” Car la fin n’est qu’un commencement et d’autres viendront à leur tour raconter la tragédie d’Hamlet, comme d’autres déjà l’ont fait avant eux. Le théâtre ne doit jamais s’arrêter. Le théâtre ne doit jamais s’arrêter…

Isabelle Fauvel

“La Tragédie d’Hamlet” de William Shakespeare, adaptation de Peter Brook, texte français de Jean-Claude Carrière et Marie-Hélène Estienne. Mise en scène de Guy-Pierre Couleau. Avec Benjamin Jungers (Hamlet), Marco Caraffa (Horatio), Anne Le Guernec (Gertrude), Nils Ohlund (Claudius, Le Spectre), Emil Abossolo M’Bo (Polonius, Fossoyeur), Sandra Sadhardheen (Ophélie), Bruno Boulzaguet (Rosencrantz, Premier acteur, Fossoyeur) et Thomas Ribière (Guildenstern, Second acteur, Laërte).
Spectacle vu le 11 mars 2021 au Théâtre 13 lors d’une représentation professionnelle.
Dates de tournée :
–   30 septembre 2021 – Théâtre d’Auxerre
–   9 novembre 2021 – Carré, Scène nationale de Château Gontier
–   Hiver 2022 (7 janvier 2022 ou 21 avril 2022) – Théâtre Victor Hugo, Bagneux (en cours)
–   Du 8 au 19 février 2022 – Théâtre 13 Jardin
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2 réponses à Une histoire d’Hamlet sur un carré de moquette grise

  1. philippe person dit :

    Bravo Isabelle pour votre texte. J’étais au Théâtre 13 à l’une des trois représentations et je n’ai pas du tout été séduit par cet Hamlet réduit aux acquêts et j’ai été incapable d’écrire dessus… Peut-être suis-je « rouillé »
    Certains personnages paraissent très vides. Comme Ophélie condamnée à une simple gesticulation. J’ai trouvé qu’on perdait le sens politique de Hamlet, son bruit et sa fureur pour une accumulation gratuite de cadavres.
    Ici on privilégie la relation de Hamlet et de sa mère. On a presque du mal à comprendre pourquoi il veut tuer son beau-père. Je pensai qu’il y avait une dimension politique derrière tout ça.
    Le « to be or no to be » était plutôt raté…
    Mais Benjamin Jungers en Hamlet n’est pas mal du tout…

  2. Laurent Vivat dit :

    Merci pour ce texte, d’autant plus agréable à lire que tout le monde n’a pas la chance d’assister à des représentations…

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