Lou qui ne craignait pas Dieu

On ne peut pas dire que Geneviève Marguerite Marie-Louise de Pillot de Coligny, dite « Lou » et amante hautement inflammable de Guillaume Apollinaire, n’avait pas conservé quelque lien avec la religion chrétienne. Au moins dans une lettre postée depuis Marseille (1) le 29 mars 1915, après avoir déjeuner chez Basso, elle écrit à son amant canonnier conducteur à la caserne de Nîmes, qu’elle va tâcher de monter à Notre-Dame de la Garde prier pour « ce qu’elle aime ». Mais on peut affirmer en revanche, qu’elle s’était dans la vie, bigrement éloignée des préceptes de la mère supérieure du pensionnat des Dames de Saint-Maur à Vesoul. Selon ses recommandations que nous avons retrouvées et plus précisément les « conseils pour les vacances », il y avait en effet comme un contraste. Il fallait en effet aux élèves, craindre « le trop de bien-être, l’oisiveté » ou encore « les amitiés sensibles ».

Il est remarquable de constater dans quelles proportions les établissements religieux pour jeunes filles (pour les garçons c’est pareil) ont produit des humains singulièrement émancipés, voire dévergondés à l’excès. Concernant Lou, née en 1881 et unique enfant de Gonzague de Pillot de Coligny et de son épouse Marguerite, elle avait déjà été l’objet d’une éducation sévère. Et c’est sans doute pour la parfaire que sa mère l’avait inscrite dans un pensionnat de dominicaines.

Sur un fascicule de quatre pages, imprimé sur un fin papier gris-bleu, la mère supérieure avait donc couché des consignes de comportement, en guise de pense-bête. À la rubrique « les devoirs envers Dieu », il était par exemple indiqué que les élèves en goguette se devaient « tous les jours » de réciter « quelques dizaines de chapelet » en plus « d’une petite lecture de piété ». Lou et ses copines de classe étaient également briefées sur l’attitude qu’il convenait d’adopter à l’égard d’autrui et par ordre d’importance, les frères et sœurs, les étrangers, les domestiques et les pauvres. Elles devaient pratiquer « l’oubli de soi-même » sauf en ce qui concernait par exemple le lever (jamais après sept heures). Et enfin, il leur fallait « éviter » les « fêtes profanes, les lectures défendues et les sociétés dangereuses ».

Passé son mariage le 7 mars 1904 avec le baron de Coudenhove et son divorce quelques années plus tard, on peut affirmer que Lou avait fini par balancer aux orties les conseils de la mère supérieure. Les quelques photos qui subsistent d’elle (2), montrent en effet qu’elle avait choisi la voie de l’émancipation en conduisant elle-même son automobile ou encore en prenant des cours de pilotage d’aéronef. Sa vie amoureuse était copieuse, elle aimait la fête, boire, manger de bons plats et fumer de l’opium. Apollinaire lui a écrit moult lettres incandescentes et elle lui répondait sur le même ton avec un goût de la soumission à même de faire tourner de l’œil les actuels porte-voix de la condition féminine. Quant à savoir qui débauchait qui, voilà une question intéressante qui ne peut trouver sa réponse que dans la notion de mutualité. Quand Lou exige de son amant « tout le vice et toute la volupté possible », on peut aussi se demander qui avait réellement l’initiative.

Tout est allusif. Quand elle signe « ton petit sifflet à deux trous » eu égard à un sifflet que Apollinaire lui a fabriqué avec l’aluminium des obus allemands, on comprend qu’elle y loge une invitation à peine voilée au désir. Rappelons à ce propos mes bien chers frères et bien chères sœurs, cet épître de Saint-Paul aux Romains selon lequel « le désir de la chair est inimitié contre Dieu ». Prions donc pour Lou qui ne craignait pas Dieu et pour nous aussi, pauvres pécheurs.

Les écoles chrétiennes ont dans une certaine mesure et évidemment sans le vouloir, fait beaucoup pour l’émancipation des femmes. Pour la mère d’Apollinaire, Angelica de Kostrowitzky et également pour Lou, elles ont obtenu le symétrique inverse de l’effet recherché. Rien de tel qu’un bon carcan d’hygiène morale pour conduire vers une puissante libération, le goût de la désobéissance et finalement la célébration de la vie. Le côté contreproductif de la chose est assez fascinant. On retrouve également ça en politique, mais c’est une tout autre histoire, bien moins drôle et dépourvue de toute espèce de jouissance.

PHB

 

Photo de Lou devant une automobile: détail d’un cliché mis en vente chez Sotheby’s en octobre 2014 (studio Feneyrol à Cannes). Photo d’ouverture et du tirage chez Sotheby’s avant les enchères: PHB

 

(1) « Lettres à Guillaume Apollinaire », édition présentée et annotée par Pierre Caizergues (Gallimard)
(2) Lou ou pas Lou ? La photo accompagnant les «Lettres à Guillaume Apollinaire» de Louise de Coligny-Châtillon, parues chez Gallimard en 2018 (voir Les Soirées de Paris du 31 octobre 2018), avait suscité une interrogation : cette photo, reprenant celle déjà parue quarante ans plus tôt dans une plaquette tirée à très peu d’exemplaires aux éditions À l’enseigne de l’Arc de Nemrod («Six lettres à Guillaume Apollinaire») ne serait-elle pas une aimable mystification due à Michel Décaudin qui, au lieu et place de Lou, aurait donné à l’imprimeur une photo de… Loulou, sa compagne Louise,  «sur la page d’Ostende avant la guerre»?
Un lecteur avisé avait fait remarquer que plusieurs documents photographiques similaires, en provenance de l’ancienne collection Guillaume et Jacqueline Apollinaire, avaient été proposés lors d’une vente aux enchères à Paris en décembre 2011. Un élément nouveau vient de conforter cette thèse : un hasard récent nous a permis de découvrir chez un libraire parisien, un importante série de photos provenant de l’album de vacances de Louise de Coligny. Sur une dizaine de ces documents, on voit la jeune femme telle que nous la montre la photo publiée, et qui représente donc bien la frivole comtesse. En revanche, ces photos-souvenirs auraient été prises non pas à Ostende, mais à Saint-Jean-de-Luz, en 1912. Gérard Goutierre

 

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5 réponses à Lou qui ne craignait pas Dieu

  1. Yves Brocard dit :

    Bonjour,
    Je note que l’opuscule sur la bonne tenue pendant les vacances vient de « Notre Dame de Liesse ». Si l’on en croit les dictionnaires (ici le Robert) : « Liesse désigne une joie collective. Ce nom est exclusivement utilisé pour représenter l’euphorie, la jubilation d’une foule, d’un rassemblement de personnes. » Cela incite à une certaine « débauche » plutôt qu’au recueillement, à « une petite lecture de piété » et à égrener « quelques dizaines de chapelet ». Un message subliminal pour les jeunes filles, les incitant à ne pas suivre tout à fait les recommandations qui suivent.
    Amen

  2. Yves Brocard dit :

    Pour commenter la note de monsieur Goutierre, vous savez sans doute que cet album a été vendu par Piasa lors de la vente du 07 décembre 2004, lot n°12. L’estimation en était de 10 à 12 000€. Je ne connais pas le prix d’adjudication.

  3. Laurent Vivat dit :

    Très bel article, merci !

  4. Victor MARTIN-SCHMETS dit :

    Il n’y a aucun rapport, je regrette de revenir à la charge, entre les « photos de Saint-Jean-de-Luz » et les photos d’Ostende qui ne sont pas d’Ostende, mais de Coxyde.

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